La mercière de Clermont-Ferrand, 3

Une place déserte. Obscure, sauf deux lampadaires et la vitrine éclairée d’un magasin, derrière laquelle on aperçoit la silhouette d’une femme qui transporte des cartons entre un comptoir et de hautes étagères en s’aidant d’un escabeau de bois. Des flocons de neige flottent dans l’air. Puis, à l’opposée de la place, la silhouette d’une autre femme qui marche sur le trottoir, du pas de quelqu’un habitué aux excursions. Elle s’engage dans une rue où elle disparaît. On continue d’entendre son pas régulier dont le bruit diminue, jusqu’à ce qu’il s’arrête. Puis il reprend. Et on comprend que l’inconnue revient. De nouveau nous la voyons, mais cette fois elle traverse la place en direction du magasin. Et comme elle s’approche de la vitrine, son visage s’éclaire et nous reconnaissons Agathe. Celle qui se tient à l’intérieur la voit qui vient. Elle s’approche de la porte vitrée et l’ouvre avant que la visiteuse ne touche la poignée. Elle sourit.
AGATHE: Bonsoir, vous êtes Delphine? 
DELPHINE: Mais oui, bonsoir, vous êtes…
AGATHE: Agathe, l’autre amie de Yolande.
DELPHINE: Oh, Yolande me parle souvent de vous. Entrez!
AGATHE: Yolande et Madame Ibara n’ont plus voulu de moi dans la cuisine. J’avais envie de respirer l’air du dehors. J’adore la neige. Et puis, je savais vous trouver ici.
DELPHINE: Je m’apprêtais à vous rejoindre. Vous êtes arrivée cet après-midi, par le train?
AGATHE: D’habitude, les fêtes nous réunissent chez nous, au Havre. Cette année, Yolande a voulu que nous fassions la connaissance de madame Ibara, et de vous.
DELPHINE: Je crois savoir que vous êtes déjà venue à Clermont.
AGATHE: Oui, plusieurs fois, passer un week-end avec Yolande. Sans mon mari ni les enfants.
DELPHINE: Vous êtes architectes, tous les deux.
AGATHE: Nous nous sommes associés aussitôt que nous avons obtenu notre diplôme, nous répondons surtout à des commandes de logement social. Yolande a été notre stagiaire pendant très peu de temps, puis nous sommes restés amis.
Delphine tourne le dos à Agathe, elle finit son rangement. Agathe prend le temps de regarder autour d’elle, les hauts rayonnages en bois clair, le comptoir où traînent des ciseaux, des bobines de fil, des catalogues. Elle reprend d’une voix plus hésitante.
AGATHE: Quand elle a quitté Paris pour travailler ici, nous n’imaginions pas qu’elle s’adapterait si vite et si bien.
DELPHINE (elle suspend ses gestes et se tourne vers son interlocutrice pour lui répondre. Elle est plus grande qu’elle et plus jeune. Plus élégante aussi): J'étais employée dans ce magasin depuis un an quand elle est arrivée. Madame Ibara n’avait plus envie de répondre aux clients, je pensais qu’elle se retirerait bientôt, qu’elle vendrait la boutique à quelqu’un qui en ferait quelque chose de tout à fait différent, qu’elle en avait pris son parti, mais aussitôt que Yolande est arrivée, ce fut comme si une fée avait ranimé le lieu avec une baguette magique. Madame Ibara l’a choisie comme élève et tout de suite aussi comme celle qui lui succéderait.
AGATHE: Et vous, dans l’affaire? N’étiez-vous pas un peu jalouse? Il me semble qu’à votre place…
DELPHINE: Madame Ibara est toujours très respectueuse, mais ses yeux se détournent quand elle s’adresse à moi, elle ne me voit pas, tandis que Yolande me regarde bien en face. Elle m’a tout de suite demandé si je voulais l’aider. Elle m’a demandé cela comme une faveur et, en même temps, comme si, à peine arrivée, elle était déjà la patronne, qu’il n’y avait rien à discuter, que c’étaient les dieux du ciel qui en avaient décidé ainsi. Et j’ai accepté sans hésiter. C’était une évidence.
AGATHE: Et vous pensez qu’un jour, elle sera la patronne, vraiment?
DELPHINE: Elle l’est déjà. Et pas seulement la patronne, mais la propriétaire aussi. Je pensais que vous le saviez, qu’elle vous l’avait annoncé…
AGATHE: Non. Elle me parle des commandes de Lars Von Gluck, dont elle est très fière, mais…
DELPHINE: C’est tout récent, cela date de trois jours à peine, mais elle est tellement émue qu’elle fait comme si elle ne le savait pas, comme si elle ne l’avait pas entendu. Madame Ibara a fait d’elle l’unique héritière de ce magasin. Elle lui a dit devant moi qu’il n’y avait rien à discuter, que toutes les dispositions étaient prises devant notaire. Clovis hérite de la maison et Yolande du commerce. Elle a ajouté qu’il n’y aurait pas de contestation, que ses deux enfants étaient prévenus et largement dédommagés.
AGATHE: Elle a dit cela devant vous?
DELPHINE: Oui, parce qu’elle sait que Yolande et moi sommes très amies, et que je continuerais de travailler pour elle, que je continuerais de l’accompagner. De la protéger, de lui faciliter la vie. Je suis son bodyguard. Je suis son amoureuse. Vous le savez?
AGATHE (son visage a rougi): Oui, Delphine, je le sais, Yolande me l’a dit, elle est très éprise, elle aussi, elle me parle souvent de vous. Et c’est aussi pour cela que je voulais vous connaître. Mais, en revanche, elle ne m’avait pas dit qu’elle héritait de ce commerce. C’est une excellente nouvelle. C’est une merveilleuse aventure. Ensemble vous franchirez tous les obstacles.
DELPHINE: Nous ignorons comment Lars Von Gluck a découvert le travail de Yolande. Un jour, un secrétaire a appelé pour demander des essais sur des carrés de coton blanc. Le nom de la maison de couture était très intimidant. Il pouvait s’agir de blasons ou de frises, à condition que les motifs restent abstraits et qu’on n’y voit que trois couleurs, toujours les mêmes: rouge anglais, vert de vessie et jaune. Elle a travaillé une nuit. Au matin, elle nous a montré des choses très belles en même temps que d’une simplicité incroyable, presque enfantine. Je suis restée sans voix. Madame Ibara a froncé les sourcils puis, à ma grande surprise, parce que j’ai toujours peur de son jugement, elle a dit: “C’est parfait, Yolande. Maintenant, faites en sorte que vos motifs ne se répètent jamais à l’identique. Chaque pièce devra rester unique.” Deux ou trois nuits encore et les essais sont partis par la poste. Une semaine plus tard, Lars lui-même appelait Yolande au téléphone. Ils se sont parlé, ils ont ri. Et depuis, les commandes se succèdent, tandis que la combinaison de couleurs reste la même et que les motifs s'improvisent à chaque fois de façon aussi improbable et miraculeuse. Toujours quelque chose de médiéval, de héraldique, en même temps que de naïf. Qui pourrait illustrer les contes de notre enfance. Lars Von Gluck a dit à un journaliste qui l’interrogeait à propos de ces broderies, qu’elles étaient d’une “pureté décourageante”, et tout le monde depuis a compris que ce n’était pas là un reproche, mais au contraire un compliment.
AGATHE: C’est un conte de Noël. Yolande a de la chance de vous avoir. Vous veillerez sur elle, ainsi que sur Rosette. Mais je crois que les autres nous attendent.
Vu de l’extérieur, à travers la vitrine. Delphine va chercher son manteau et s’en revêt à la manière d’un samouraï. Elle en attache la ceinture, se coiffe d’un bonnet, vérifie son rouge à lèvres très rouge dans un miroir, enfile des gants. Agathe contemple son reflet par-dessus son épaule, sans rien dire. Delphine n’ignore pas ce regard, mais elle n’en est pas gênée. Juste un sourire dans les yeux. Pas sur la bouche. Puis elle éteint une à une les lampes qui étaient allumées, et elles sortent ensemble dans l’obscurité de la place. On les voit de dos maintenant, on s’accroche à leurs pas, on les suit au plus près. Elles ne sont que des ombres, trottant sur les pavés luisants, soufflant de la buée, et comme elles ont peur de glisser, leurs mains s’attrapent, leurs doigts s’agrippent, et elles rient. On les suit dans une rue déserte. Au fur et à mesure qu’on s’approche de la maison de Michèle Ibara, on entend de la musique de jazz que Clovis fait jouer à l’intérieur.


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