Yacine, 6

Las Planas est un quartier de H.L.M. Pour autant, du haut de sa colline, il domine la ville. Il la couronne. Ses logements n’ont pas vue sur la mer, parce que les bâtiments sont construits en retrait et qu’ils se masquent l’un l’autre. Mais il suffit de se rendre sur la placette qui marque le terminus de la ligne d’autobus et qui forme un balcon sous les arbres. Ce qu’on appelle aussi un panorama. Se peut-il que, parfois, de là-haut, par temps clair, on aperçoive les montagnes corses? Et, pourquoi pas, les côtes du Maghreb qu’on a quitté et qu’on continue d’aimer d’un amour lointain?
C’était l’après-midi et Yacine m’attendait. Il n’avait pas voulu que nous nous rencontrions en ville, comme j’avais proposé à sa sœur que nous fassions, lui et moi. Durant la brève conversation que j’ai eue avec elle, j’ai compris que Yacine se tenait tout près d’elle, mais qu’il refusait néanmoins de prendre le téléphone, et elle m’avait demandé de l’en excuser, m’expliquant que c’était à cause de l’émotion qu’il craignait de ressentir en entendant ma voix.
J’avais songé pour ce rendez-vous à un glacier, le Canastel, situé au bas du boulevard Gambetta, tout près de la mer. Je m’y étais arrêté un jour, en remontant de la plage. On quittait le soleil éblouissant de la rue, pour y trouver une lumière d’aquarium. Les murs étaient couverts de miroirs et les tables, sans luxe, étaient du même Formica couleurs pastel qu’on voyait dans les cuisines, il y a longtemps. Et je ne sais pourquoi, je m’étais dit alors que mon grand-père avait fréquenté des établissements semblables au cours de sa jeunesse algéroise, et qu’ensuite il avait cherché à en retrouver l’atmosphère dans ceux qu’il découvrait à Marseille, du côté du Vieux Port. Et je me disais aussi que, dans ceux d’Alger, il avait donné des rendez-vous à des jeunes filles.
Quand nous étions seuls dans son garage, à remuer des livres, et qu’il me parlait de cette période, il disait qu’il avait “fréquenté des jeunes filles”. Comme je le regardais en retenant mon souffle, il souriait et ajoutait: “Toi aussi, bientôt, tu fréquenteras des jeunes filles”, et cette expression avait dans sa bouche une délicatesse qui contrastait avec la vulgarité de celles qui étaient de mise parmi les garçons de mon âge. Elle était faite pour s’accorder avec la pénombre de ces lieux réfrigérés, aux murs couverts de miroirs. Elle avait le goût des laits frappés à la vanille, ou peut-être à la pistache, qui laissent sous le nez une moustache qui fait rire les adolescents qui se voyaient, assis à la même table. Elle me rendait fier de lui, et je me disais que, moi aussi, lorsque mon tour viendrait de fréquenter des jeunes filles, j’emploierais les mêmes mots pour en parler, au moins dans mon esprit.
Yacine avait dit: “Il vient quand il veut, l’après-midi, après la sieste. Je suis toujours là.” Et le jour où j’ai sonné à sa porte, c’est lui qui m’a ouvert. Il était plus grand que moi. Il m’a tendu les bras, et j’ai dû tourner la tête pour qu’il ne voie pas mes larmes, car c’était moi à présent qui pleurait et non lui. Il riait plutôt, même si sa voix tremblait. Il disait: 
— Adrien, mon petit, je n’espérais plus jamais te revoir, je pensais à toi tous les jours. Comme tu es un beau garçon, comme tu es devenu un homme. Laisse-moi te regarder. Mon Dieu, tu es le portrait craché de ton grand-père. Je crois revoir Lucien.
Je n’ai pas pris de notes en rentrant, le soir. Je ne prétends pas restituer le parler de Yacine, avec ses mots, ses tours de phrase, et encore moins son accent à la fois arabe et provençal, et encore moins sa voix. J’essaierai seulement de rapporter ce qu’il m’a dit, et je le ferai à ma façon, avec mes mots et comme je l’ai compris.
Nous étions seuls dans l’appartement. Sa sœur travaillait, elle avait sa voiture, elle se déplaçait d'une maison à l'autre où elle s'occupait de vieillards ou de personnes malades.
— Elle se débrouille comme une championne, m’a dit Yacine. Mais elle travaille beaucoup. Souvent, le soir, elle rentre tard, juste pour dîner et dormir.
Nous avons pris le café à la cuisine. Nous étions baignés de soleil et de silence. Les petites cuillères tintaient dans les tasses. Après l'émotion du premier moment, nous étions embarrassés de nos corps. Nous cherchions où tourner le regard, où poser les mains. Puis, il m’a emmené dans sa chambre. Minuscule. D’une propreté parfaite. Les murs vides.
— Tu vois comme je suis bien ici? Je suis comme un roi. Et tout à l’heure, tu verras ma nièce. Elle est étudiante à la faculté de médecine. C’est une championne, elle aussi, comme sa mère.
La fenêtre était grande ouverte. Elle donnait sur un terre-plain où des garçons jouaient au football. Avec des ahanements, en soulevant la poussière, ils s'acharnaient comme si leurs vies en avaient dépendu, en dépit de la chaleur étouffante, du soleil de plomb.
Je hochais la tête. Je me serais endormi, comme un voyageur arrivé au bout de son voyage, qui se repose, qui ferme enfin les yeux.
Yacine m’a fait asseoir sur son lit et il s’est assis sur une chaise toute raide, devant moi. Il avait préparé ce qu’il voulait me dire. Pendant des années, il avait préparé ce qu’il voulait me dire, et le moment était maintenant venu. Il a dit:
— Tu dois savoir que ton grand-père était un homme bon, le meilleur des hommes, et il t’aimait.
— Je sais, Yacine, je sais. Parle-moi plutôt de toi.
— Non, tu ne sais pas. Moi, je ne compte pas. J’ai eu la chance de rencontrer Lucien, et nous étions amis. Comme des frères.
— Je sais, Yacine, je me souviens comme il parlait de toi, comme il t’aimait.
— Tu sais, mais il y a des gens qui voudront te faire douter. Il y a des méchants, des jaloux. Alors, tu leur diras ce que je vais te dire. Lucien avait dans son cœur le chagrin de l’Algérie. Il n’y est jamais retourné, mais tu dois savoir qu’il n’avait aucune haine pour le peuple algérien. Il ne voulait lire aucun livre sur l’Algérie, il ne voulait rien apprendre, seulement se souvenir de ce qu’il savait déjà. Il n’a jamais voulu participer aux manifestations des anciens d’Algérie. Il ne voulait pas ouvrir les livres que ses amis pieds-noirs lui offraient, concernant l’Algérie. Il les mettait dans un coin, sans les ouvrir, sans regarder la couverture. Il regardait seulement les cartes. Il achetait des cartes, il en rapportait de son bureau. Toujours plus grandes et plus précises. Il me disait: “C’est la carte de mon pays, Yacine, tu ne connais pas mon pays”, et il y cherchait des rues, des places, des montagnes, des villages qu’il avait connus. Il en disait les noms. Il se rappelait des routes à peine tracées dans les Aurès, un hôpital qu’on avait construit à l'entrée du désert, les parfums, les jardins. Surtout, il me montrait, à Hussein-Dey, dans la banlieue d’Alger, l’hippodrome du Caroubier, où son père avait été maréchal-ferrant. Et il me disait: “Un jour peut-être, mon petit-fils ira là-bas”.
Puis, nous avons entendu un bruit de clé dans une serrure et quelqu’un est entré. Tout de suite, la jeune femme annoncée s’est présentée dans l’encadrement de la porte. Elle a dit:
— Bonjour, mon oncle. Bonjour, Monsieur.
— Voici, Ida, ma nièce, belle comme le jour”, a répondu Yacine. “Ida, je t’ai parlé d’Adrien, le petit-fils de Thérèse et Lucien Melia.”
Je me suis levé. Je ne savais pas s’il fallait tendre la main, je ne l'ai pas fait, elle non plus. Elle a incliné la tête, lentement, très bas, comme une chèvre. Ses cils étaient longs et ses yeux noirs. Ses cheveux étaient noirs et luisants, soigneusement lissés, séparés par une raie médiane et attachés à l’arrière pour former une queue de cheval. Son nez était long et courbé, sa bouche large avec des lèvres minces. Elle ne portait aucun maquillage. Ses yeux étaient étonnamment séparés, logés en lisière des tempes. Elle était vêtue d’un pantalon de jogging gris, d’un T-shirt blanc et de chaussures de tennis, blanches elles aussi. Elle se tenait agrippée des deux mains au chambranle de la porte. Ses mains étaient brunes sur le blanc du mur, les ongles bombés, coupés ras. Sa taille était mince, serrée par l’épaisse ceinture élastique du jogging, d’une fermeté d’athlète. Elle ne souriait pas. Elle ne portait aucun bijou. De fines gouttes de sueur se voyaient sur sa lèvre supérieure. Elle a dit:
— Vous avez pris le café? Vous voulez que je vous prépare du thé? Ou peut-être de la citronnade?
Ida a préparé la citronnade à la cuisine. Tandis que Yacine continuait de me parler, j'entendais les entrechocs de la vaisselle. Ils se superposaient aux bruits du football dans la cour. Puis, elle est revenue nous apporter deux grands verres embués, contenant de la citronnade, de la glace pilée et de la menthe fraîche. Enfin, elle est retournée à la cuisine d’où elle est revenue avec un troisième verre pour elle. Elle a dit:
— Je peux rester un peu avec vous? Je peux écouter? 
Et elle s’est assise sur le lit, près de moi. Mais, tandis que je me tenais sur le bord du lit, le buste penché en avant, elle s’y est reculée pour s’adosser au mur. Elle a plié ses jambes en tailleur. Elle avait retiré ses chaussures et ses chaussettes. Elle portait une mince chaînette d’argent à la cheville gauche.

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