Yacine, 3

J’étais préoccupé par l’idée de devoir interrompre mon travail pour rejoindre Clotilde à Concarneau ou peut-être à Paris. Je ne savais quel prétexte invoquer pour ne pas m'y rendre. Mon métier était loin de me rapporter l’équivalent de son salaire, et il était admis entre nous que le mien, je pouvais l’exercer où bon me semblait. D’ailleurs, je trouvais à la solitude une saveur qui me donnait le vertige. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation auparavant, ou seulement de manière fugace. Cette fois, j’étais mordu. La maison m’avait ensorcelé. Le décor était laid et j’y étais heureux. Je me sentais coupable à cause de Bumby. Étais-je las de vivre avec mon propre enfant? À moins que je ne sois las de vivre avec sa mère. J’évitais de me poser la question. Puis, le jeudi de la deuxième semaine, mon téléphone a sonné et son prénom s'est affiché.
Clotilde a parlé vite et sur le ton assuré qu’elle doit employer dans son bureau de Bercy, mais qu’elle m’épargne le plus souvent. Elle m’a dit qu’elle s’apprêtait à laisser Bumby en garde à sa mère. Qu’elle devait absolument rentrer à Paris, comme il était prévu, mais qu’elle reviendrait à Concarneau une quinzaine de jours plus tard. Pas question de prendre un nouveau congé mais elle emporterait son ordinateur. Elle ne précisait pas combien de temps elle prévoyait de rester ensuite à Concarneau. Elle ne me demandait pas mon avis. Il n’était pas question de moi. Elle n’a rien dit pour justifier ce changement de programme, et je ne lui ai rien demandé. Je n’ai pas eu besoin de lui dire que je resterais à Nice. De ce jour, une nouvelle période s’est ouverte pour moi, et je me suis inventé un petit nombre d’habitudes qui ont rythmé ma vie.

Le matin, aussitôt que j’étais réveillé, je sortais. Je prenais le tramway sur le boulevard Gorbella, qui m'amenait jusqu’à la place Masséna. De là, j’allais à la plage. Je nageais dans l’anse de Rauba Capeu où on dit que le fond marin dégringole aussitôt à de grandes profondeurs. Le nageur se voit ainsi suspendu au-dessus d’un précipice, ou en train de voler dans les airs. Je nage bien, c’est mon grand-père qui m’a appris, au Lavandou, lorsque j’étais enfant. Je suis capable de nager longtemps. Puis, quand le soleil commençait à me brûler le dos, je remontais sur le cours Saleya où je m’asseyais à une terrasse et où je commandais un grand café et des croissants, et je perdais là une heure à lire les journaux. Puis je reprenais le tramway en direction des quartiers Nord. Sur le marché de la Libération, j’achetais des tomates, de l’ail, du basilic, des pêches blanches et du raisin. Enfin je remontais à pied, lentement, à l'ombre des facades, jusqu’au haut de l’avenue Saint-Barthélémy, où c’était presque la campagne.
Je déjeunais d’une salade, je buvais deux verres de rosé, peut-être trois, puis je faisais la sieste. À mon réveil, il pouvait être quatre heures de l’après-midi, et j’avais devant moi jusqu’au milieu de la nuit suivante pour travailler sans être distrait par rien, avec juste une petite enceinte près de mon oreille qui jouait en sourdine.

Parfois, je rompais cette habitude en allant passer deux heures, l’après-midi, à la bibliothèque Louis Nucéra. J’aime les bibliothèques publiques. Elles ont remplacé pour moi l’université. Des étudiants viennent travailler dans ces lieux tout au long de l’année. J’aime les observer. Il m’arrive d’emprunter des livres, mais je préfère lire sur place. Je me promène dans les rayons, je choisis des ouvrages de documentation, de vieux numéros des Cahiers du cinéma, des biographies d'acteurs ou de réalisateurs, de la poésie américaine, de préférence en éditions bilingues, et je vais m'installer dans un grand fauteuil, ou alors je prends place devant l'une des ces longues tables réservées à ceux qui ont besoin d'écrire, qui sont éclairées de place en place par des lampes à abat-jour, même quand il fait à l'extérieur un soleil aveuglant, et je sors de ma besace un grand carnet à spirale et deux ou trois stylos feutre pour faire semblant d'écrire, mais c'est pour dessiner. Sans qu'on me voie.
Je replonge ainsi dans Mort Cinder d'Alberto Breccia et Héctor Œstereld (1962) puis, quand j'ai fini de me prendre pour Ezra Winston, le vieil antiquaire londonien, je dépose le livre dans un chariot et je repars, les mains vides. Bien sûr, un exemplaire de ce classique, hérité de mon grand-père, figure en bonne place dans mon atelier parisien, qui est aménagé au beau milieu de notre appartement, mais je ne l'ai jamais si bien lu qu'à Nice, à la bibliothèque Louis Nucéra, par un après-midi étouffant où on attendait la pluie qui ne venait pas.
Quand on observe les étudiants comme je le fais, on s’étonne du sérieux qu’ils mettent à lire des livres toujours trop difficiles pour eux
On les voit déchiffrer, mot à mot, l’air grave, en remuant les lèvres. Et puis, tout à coup, leur téléphone posé à portée de la main émet un signal, et voilà qu’ils abandonnent le livre pour répondre au message qu’ils ont reçu. Un camarade leur raconte une histoire désopilante et indiscrète, une petite amie ou un petit ami leur donne rendez-vous pour le soir, et voilà qu’ils pianotent à toute vitesse sur le clavier. Le visage éclairé d'un grand soutire.

Un soir, je suis parti de la bibliothèque plus tard que de coutume. J’avais passé beaucoup de temps à lire dans des albums de Milton Caniff et à croquer distraitement les visages et les postures d’autres lecteurs autour de moi. L'heure de la fermeture n’était pas loin. Et à peine m’en étais-je allé du côté de la place Garibaldi, que j’ai senti qu’on me suivait. Je me suis dit que je rêvais — qui voudrait me suivre? Pourtant, une fois monté dans le tramway, il m’a semblé reconnaître un jeune homme assis non loin de moi, qui me souriait. Je l'avais aperçu à la bibliothèque. Mais là-bas ce garçon n'était pas installé comme les autres devant un ordinateur, il ne faisait pas mine de travailler, il errait plutôt, se refusant ainsi à me servir de modèle. Je me suis dit que lui aussi pouvait me reconnaître pour m'avoir vu là-bas. Mais je ne devais pas m’en tirer à si bon compte.
Le tramway est ordinairement bondé dans le centre ville, ensuite il se vide au fur et à mesure des arrêts, en direction des quartiers Nord. Mais le garçon ne quittait pas son siège, et il ne me quittait pas des yeux, avec toujours le même sourire enfantin et arrogant, et quelque chose de perdu dans le regard, que je ne pouvais pas définir.
Une fois passé l’arrêt Valrose, nous étions presque seuls dans notre voiture, et quand je suis descendu à l’arrêt Gorbella, il est descendu derrière moi. Alors, je me suis retourné et j’ai dit:
— Pourquoi me suivez-vous? Qu’est-ce que vous me voulez?
Nous nous faisions face. Il ne s’est pas dérobé, il n’a pas cessé de sourire. Il m’a répondu:
— J’ai vu, à la bibliothèque, que vous dessiniez les gens, peut-être moi. Et je me suis dit que vous accepteriez de me montrer vos dessins.
— Que vous importe mes dessins? Que me voulez-vous?
— Et vous, que voulez-vous?
— Je ne comprends pas.
— Mais si, vous comprenez très bien. Que faites-vous au milieu des étudiants, à les dessiner sans qu’ils vous voient?
Cette réponse m’a troublé. J’en ai été comme étourdi. Pourtant je n’ai pas eu à chercher longtemps une réponse. J’ai dit:
— Je suis illustrateur. Le dessin est mon métier. Je dessine partout et toujours.
Il a hésité. Il tournait la tête tandis qu'il me parlait, il regardait ailleurs. Et un instant j'ai craint un guet-apens. J'ai regardé autour de nous, mais non, nous étions seuls. Puis, toujours le regard ailleurs, il a dit sur un ton plus doux, ou plus las, comme si maintenant il lâchait prise:
— Je vous crois. Après tout, peut-être que vous ne m’avez pas dessiné. C’est vrai que je n’arrête pas de bouger. Mais j’ai faim. Voulez-vous m’offrir un repas?
Je m’étais attendu à tout sauf à cela. Il avait faim. Et c’était à moi qu’il venait le dire. J’ai répondu.
— Un repas? Je ne vois pas pourquoi je vous offrirais un repas ? (Puis, sans avoir réfléchi:) Quel âge as-tu?
— J’ai dix-huit ans? Vous ne risquez rien. 
Son sourire en coin avait un air canaille. Il regardait dans le vide. 
— Dix-huit ans? C’est n’est pas vrai.
— Disons dix-sept. Et je vous assure que j’ai faim. Ça, c’est la vrai vérité. Je vous jure. 
Ses paroles, son attitude avaient le pouvoir de m'étourdir. C'était comme si je m'étais trouvé sur le pont d'un bateau, au large de Concarneau, et que je devais m'accrocher au bastingage. Moi aussi, j'ai changé de ton. J'ai dit:
— Le soir, tous les restaurants du quartier sont fermés.
Et déjà je m’apprêtais à lui proposer des sous. De quoi dîner. Mais il ne m’a pas laissé le temps de finir. Il a dit:
— Peut-être que vous n’habitez pas loin. Je crois que vous n’habitez pas loin. Emmenez-moi chez vous.
Alors, j’ai tourné là tête. Je ne lui ai pas répondu, mais je l’ai emmené chez moi.

Le soir, je mange de la soupe et du fromage. Je n’allais pas offrir de la soupe à ce gamin. Je lui ai proposé de prendre une douche. Je lui ai donné un T-Shirt et un caleçon. Quand il est sorti de la douche, il avait l’air tout neuf. Plus jeune encore. J’ai mis les pâtes à cuire. La sauce tomate était déjà prête. Il a mangé comme un ogre, il a bu un peu de vin. Puis, j’ai vu qu’il tombait de sommeil. Alors, je l’ai conduit dans une petite chambre où il y a un sofa. Devant le lit, il s’est accroché à mon bras et il m’a dit:
— Pourquoi vous ne me gardez pas à dormir avec vous?
J’ai répondu que je ne couchais pas avec les garçons, ni d’ailleurs avec les filles. Que j’avais une femme. Je lui ai demandé où il habitait. Il a dit:
— Chez ma grand-mère. D’habitude, j’habite à Alençon, avec ma mère. Mais ma mère a fait des bêtises. Alors, j’ai été placé chez ma grand-mère, qui habite ici. Mais je ne peux pas rester chez ma grand-mère. Elle est trop folle. 
— Et est-ce que tu ne serais pas un peu fou, toi aussi?
— Vous l’avez remarqué? Je crois que oui. Pas très fou mais un peu. À Alençon, j’ai parlé avec un psychiatre. Il m’a donné une adresse, à Nice, où je dois me rendre, mais je ne l’ai pas encore fait.
— Moi aussi, tu vois, j’habite chez ma grand-mère. Cet appartement était le sien, mais elle est morte et j’en ai hérité.
Il hochait la tête sans rien dire. La prunelle noire de ses yeux allait se perdre très haut, sous les paupières, en même temps qu'il souriait À qui ou à quoi souriait-il alors? J’ai ajouté: 
— Comment t’appelles-tu ?
Comme absent, comme en dormant, il dit:
— Holden. 
— Tu te prostitues, Holden?
— Oui, parfois.
— Et tu te drogues?
— Oui, aussi.
— Demain, nous irons t’acheter des vêtements, puis je te donnerai un peu d'argent et je t’accompagnerai à l’adresse qu’on t’a indiquée. Et on ne se reverra plus. Tu comprends bien?
— Je comprends. 
Il s’est couché, j’ai éteint et il a dû s'endormir aussitôt. Je ne l’ai plus entendu.
Un des premiers travaux importants que j’ai eus à réaliser consistait à illustrer un long poème de Guillaume Apollinaire pour en faire un album de jeunesse. C’était La Chanson du mal-aimé. Couché dans le grand lit de ma grand-mère, dans l’obscurité, je me suis souvenu des cinq vers qui forment la deuxième strophe. Ils disent: 

"Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte"


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