Yacine, 2

Trois jours plus tard, je me suis retrouvé seul. Clotilde était partie à Concarneau rejoindre ses frères, et elle avait emmené Bumby. Je lui avais promis que je les rejoindrais bientôt. Il suffisait que je trouve une entreprise susceptible de réaliser les travaux qui s’avéraient nécessaires. Mais, après leur départ, quelques coups de téléphone avaient suffi à me convaincre que rien ne pourrait se décider aussitôt. À Nice, au mois d’août, les travaux du bâtiment sont à l’arrêt. Il fait trop chaud. Tout le monde est en vacances. Je n’ai pas annoncé la nouvelle de façon aussi claire à Clotilde. J’ai tergiversé. J'ai dit que j'avais pris des contacts, que j'attendais des rendez-vous. Pour être tout à fait sincère, j'aurais dû lui avouer que je ne me trouvais pas si mal dans cette maison. Mon matériel avait envahi la table de la salle à manger et il faisait un contraste amusant avec la vétusté des meubles. Et puis, j’avais à m’investir dans deux nouveaux projets qui, par chance, correspondaient à mes goûts, si bien que je m’étais mis au travail en oubliant le reste.
L’un concernait Le Pavillon dans les dunes, de Robert Louis Stevenson, l’autre Les Indes noires de Jules Verne. En m'annonçant ces commandes venues de deux éditeurs différents, mon agent avait ajouté: “Bien sûr, tu es trop jeune pour connaître ces titres.” Et je m’étais gardé de lui répondre, ne voulant pas lui avouer que mon grand-père me les avait fait découvrir lorsque j’avais dix ans. Mon agent n'était pas mon ami pour que je lui parle de mon grand-père, je le tenais à distance, mais avec qui en usais-je autrement?
Les personnes que je regardais comme des amis étaient plutôt ceux de Clotilde. Clotilde et ses frères avaient quantité d’amis dans quantité d’endroits, si bien qu’il n’y avait guère de week-ends dans l’année où nous n’avions pas à nous déplacer pour participer à une fête. Pour ma part, j’avais découvert à l’adolescence que j’attirais l’attention de beaucoup de garçons et de filles, qui trouvaient du charme à ma mince silhouette japonisante, quelque peu androgyne, à mon air distrait; mais ensuite ils se détournaient de moi, ou même se retournaient contre moi, me devenant hostiles, sans que je leur aie fait aucun tort, seulement parce que, à un moment ou un autre, je ne leur avais pas porté la même attention qu’ils pensaient avoir méritée de moi. Parce que je ne leur avais pas rendu l’hommage qu’ils attendaient. Et il était vrai que j’étais étourdi, que j’avais vite fait de quitter la compagnie pour retourner à mes carnets et ma table à dessin. Vrai que les fêtes de baptêmes, de mariages, d'anniversaires, les pique-niques, les bals où on dansait du rock'n'roll et les promenades en bateau ne tardaient pas à m’ennuyer. Que, si j’étais sensible au charme d’un visage, d’une allure, d’un regard, d’un mouvement du corps, c’était parce que je cherchais à en saisir le signe graphique, quelque chose comme le caractère d’écriture, pour ensuite le transposer sur le papier. Ce n’était pas pour rien qu’on avait parlé, me concernant, lorsque j’étais enfant, de syndrome d’Asperger, et la faveur que rencontraient aujourd’hui mes dessins ne faisait pas de moi un autre.
Mon grand-père possédait, dans son bureau, une jolie bibliothèque d’ouvrages scientifiques, parmi lesquels des atlas de si grands formats qu’il me fallait les ouvrir sur le tapis marocain qui en couvrait le sol, pour que, assis en tailleur, je puisse y plonger mon regard, au risque d’y basculer tout entier et de m’y perdre. Mais, dans son garage, il y avait aussi des cartons remplis d’albums de bandes dessinées et de romans d’aventures, et, jusqu’à ce qu’il disparaisse (j’avais alors quatorze ans), j’ai passé presque toutes mes vacances dans cette villa à explorer ces cartons.
Il m’expliquait que les livres qu’il avait possédés dans sa jeunesse étaient restés à Alger d’où ma grand-mère et lui avaient dû fuir en bateau, en juillet 1962, l’année de leur mariage; et que, depuis, il essayait de reconstituer cette bibliothèque idéale qu’il avait perdue, en achetant les anciennes éditions qu’il pouvait dénicher chez les bouquinistes et sur les marchés. Que sa bibliothèque d'aujourd'hui avait sans doute dépassé les dimensions de l’ancienne, sans susciter chez lui la même curiosité ni la même ferveur qu'il avait éprouvées quand il avait mon âge, mais qu'il était heureux d'avoir réuni ces ouvrages qui devenaient les miens, parce qu'il ne doutait pas du bon usage que j'en ferais
Ainsi donc, je connaissais Le Pavillon dans les dunes et Les Indes noires. J’en avais téléchargé les textes sur l’application Kindle, ce qui me permettait de les relire et de les annoter sur mon iPad, et je m’étais mis au travail avec un grand plaisir quand, au bout de la deuxième semaine, le samedi après-midi, on a frappé à ma porte. J’ai ouvert. Un garçon souriant se tenait devant moi. Il a dit:
— Bonjour, je m’appelle Sylvain. Je suis votre voisin du dessus. Ma femme prépare une potée et elle me charge de vous dire qu’elle serait heureuse que vous veniez la partager avec nous.
J’ai été frappé, ce premier soir, par la ressemblance que je voyais entre mes hôtes et le couple que je formais avec Clotilde. Nous avions le même âge, ils avaient une petite fille du même âge que Bumby, ils étaient aussi attentifs que nous à ne pas boire d'alcool, à ne pas fumer, à se nourrir de produits sains. Ils étaient comme des doubles. Mais j’ai été frappé aussi par le fait qu’il y avait chez eux, dans leurs manières, dans leurs propos, jusque dans l’aménagement du logis où ils me recevaient, une simplicité et une douceur dont j’ai alors compris qu’elles nous faisaient défaut.
Sylvain était instituteur, Margot était psychologue et travaillait dans une institution qui accueillait des personnes souffrant de troubles psychiques, mais très vite ils ont voulu que je parle de nous. Et je leur ai dit que nous habitions Paris, que Clotilde occupait un poste assez important dans une compagnie d’assurance, dont le siège se trouvait à Bercy et où elle était chargée de placements financiers. Enfin, j’ai mentionné mon métier d’illustrateur. Et Sylvain s’est alors levé pour aller chercher dans sa bibliothèque un album que j’avais illustré. Il s’agissait d’une récente édition du premier fascicule de la série des Harry Dickson, que Jean Ray signe en janvier 1929, avec pour titre Échappé à une mort terrible.
— Votre grand-mère nous a souvent parlé de vous quand nous nous sommes installés ici. C’était il y a trois ans, l’âge de Gisèle.
Et une heure est passée, après le dîner, durant laquelle nous avons bu de la tisane et que j’ai occupée à dévider des confidences.
Jamais je ne m’étais confié si vite à des inconnus. Je me suis même surpris à évoquer la figure de mon grand-père, son passé algérois et sa profession improbable et rêveuse de météorologue. Je ne savais pas par quel miracle je me trouvais avec ces deux personnes dans une confiance aussi parfaite. Il a même fallu que je fasse allusion à la méchanceté de ma sœur, à mon parcours scolaire calamiteux et au syndrome d’Asperger qu’on avait évoqué à mon propos. Et rien ne semblait les surprendre, et rien ne venait effacer leurs sourires bienveillants.
Et à dix heures déjà nous étions debout, et je prenais congé d’eux avec la même assurance de nous revoir bientôt que si nous avions été de vieux amis. Sur le palier, je leur ai souhaité une bonne nuit, et alors ils se sont regardés, et je ne sais pas lequel des deux le premier a rougi.


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