Meurtre à Saorge, 6

Le dernier conseil municipal de l’année eut lieu trois jours avant Noël, et il fut suivi d’un vin de l’amitié. On déboucha quelques bouteilles de Prosecco, Antoinette et maman avaient apporté une pleine corbeille de cantuccini (croquants aux amandes entières) confectionnés par elles, et Sylvain une belle plaque de tourte de blette (ne pas confondre la tourte de blette, qui est sucrée, avec le tourton qui est salé). Nous autres enfants dûmes chanter. Cette fois, ce fut Quel mazzolin di fiori que les adultes ne manquèrent pas de reprendre avec nous. Et enfin, Sylvain demanda à Edward de bien vouloir rappeler l’affaire de l’assassinat de cette pauvre Madame Lombard, qui avait tellement fait parler, et dont on se demandait encore par quel tour de prestidigitation elle avait été résolue.
— Oh, c’était une affaire bien simple, répondit Edward. Julien Lombard vole le ciboire qu’il a aperçu quelquefois à la messe. Il connaît les noms de deux ou trois collectionneurs capables de débourser de fortes sommes pour l'ajouter à leurs collections. Il veut faire monter les enchères, et cela peut prendre du temps. En attendant, autant faire en sorte que l’objet ne soit pas dans son magasin, dont il sait qu’il est surveillé par la police et susceptible d’être perquisitionné à n’importe quel moment. Car Julien Lombard n’en est pas à ses débuts. C’est un véritable professionnel du trafic d’œuvres d’art. Il ne tient pas non plus à le transporter dans sa voiture, à cause des postes frontières qui jalonnent la route de la vallée. Il décide donc de le déposer chez sa mère, à son insu. Un jour, celle-ci remarque un sac de sport qu’elle n’avait jamais vu jusque là, jeté au fond d’une armoire. Elle l’ouvre, découvre le ciboire et comprend aussitôt que son fils est une fieffée canaille. En fait, il est probable qu’elle s’en doutait depuis longtemps. Le train qu’il mène, ses soirées au casino, les fêtes nocturnes qu’il donne à bord de son yacht monégasque, ne peuvent guère s’expliquer autrement. Sur des photos publiées par la presse locale, on le voit en compagnie de prétendues stars du cinéma qui ressemblent plutôt à des chefs de la mafia. Mais cette fois, elle en a la preuve. Elle lui demande de monter la voir sans tarder. Il s'exécute. Elle l'accueille avec de terribles reproches, des insultes, elle dit qu'il lui fait honte. Elle exhibe le ciboire et le somme de le restituer. Une dispute éclate. Il la frappe et la tue du premier coup de poing. Je ne suis même pas sûr qu’il panique. Souvenez-vous, on ne relève dans l’appartement aucun désordre. Peut-être un rail de coke, vite fait, et il passe à la suite. Il se contente de vider le coffret qu’elle a sur sa cheminée pour détourner les soupçons en direction du jardinier. Mais maintenant, que faire du ciboire? C’est alors qu’il songe à sa tante. Il transporte le sac chez celle-ci, et c’est chez elle que le commissaire Charpiot l’a découvert, ce qui a suffi à lui révéler, sans le moindre doute possible, qui était l’unique coupable du vol et de l’assassinat. Comment Julien Lombard fut-il averti de la visite que le commissaire Chariot faisait chez sa tante? Nous le saurons un jour. Le fait est que les douanes maritimes arraisonnèrent son yacht dans la nuit, à un moment où il filait droit vers le large.
Edward ajouta d’autres détails mais déjà on ne l’écoutait plus. On débouchait d’autres bouteilles, on prenait des photos. Celle en particulier qui me sert de fond d’écran sur mon ordinateur portable, où on voit Edward entouré d’Antoinette et de maman, et moi devant eux qui fais une grimace. 

 (4 - 9 octobre 2022)

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