Meurtre à Saorge, 2

Edward savait donc que le prêtre avait quitté son église, et son village, et sa région, de manière impromptue. C’était une information de première importance. D’où la tenait-il? Malgré son souci de discrétion, il avait bien fallu qu’il pose des questions, ou que quelqu’un se charge de le faire à sa place. Et cette autre personne, bien sûr, c’était ma mère. 
Les fidèles, à Saorge, étaient rares. Le maire, Sylvain Clérissi, était communiste, et la population (guère plus de quatre cents habitants au dernier recensement), essentiellement composée de néo-ruraux, altermondialistes, doux anarchistes, fumeurs des cannabis devant l'Éternel, plus attirés par le bouddhisme, voire par le chamanisme, que par le catholicisme apostolique et romain. Mais Madeleine Orengo n’appartenait pas à cette catégorie de personnes. C’était une ancienne du village, elle y avait toujours vécu, et pour rien au monde elle n’aurait manqué la messe du dimanche, ni oublié de fleurir l’autel, ni d’emporter le linge du vieux curé dans son cabas, une semaine sur deux, sans lui en demander la permission, pour faire chez elle le peu de lessive dont il avait besoin. Ma mère la connaissait depuis qu’elle était toute petite. C’était elle à présent qui remplissait ses feuilles de sécurité sociale et sa déclaration d’impôt, il fallait bien que quelqu’un le fasse, même si Madeleine n’était pas imposable. Si bien qu’elle pouvait se montrer curieuse. L’autre ne la soupçonnerait pas de mauvaises intentions. Elle lui a dit:
— Il paraît que le curé est parti? Nous aurions tout de même pu organiser une petite fête pour lui dire au revoir.
— Oh, il n’en aurait pas eu envie, lui a répondu Madeleine. Il n’avait plus envie de rien, tu sais. Il ne voulait plus voir cette église, ni ses fidèles, ni plus personne. Même pas le bon Dieu.
— Tu veux dire qu’il avait perdu la foi?
— Mais oui, même le bon Dieu, il ne voulait plus le voir, ni même la sainte Vierge. Il m’a avoué qu’il ne priait plus, le pauvre homme. Je te dis qu’il faisait une dépression.
— Et elle durait depuis combien de temps, cette dépression?
— Dans ces derniers mois, disons, oui, depuis Pâques, elle avait pris un tour terrible. Mais le début était déjà ancien. Si je compte bien, je dirais qu’il remontait à trois ans.
— Et que s’était-il passé, il y a trois ans?
— Je ne le sais pas, moi, il ne me disait pas tout. Mais c’est sûr qu’il y avait eu cette visite d’un représentant de l’évêque. Tu dirais une visite d’inspection. Et on lui avait fait des reproches dont il ne se remettait pas.
— Et quels reproches? Tu me fais peur.
— Non, non, ce n’étaient pas les vilaines choses auxquelles tu penses. Il y avait bien longtemps qu’ici, il ne faisait plus le catéchisme à personne, qu’il ne voyait plus aucun enfant.
— Mais alors, c’était peut-être qu’il avait volé l’argent de la quête?
— Il n’y avait pas plus pauvre ni plus modeste que lui. Et d’ailleurs, un jeune curé était arrivé à Tende, et parce qu’il voyait que le Père Dupouy avait peur de faire des bêtises, qu’il n’était plus très sûr de sa mémoire, il lui avait proposé de l’aider à tenir les comptes de la paroisse. Et le Père Dupouy avait accepté. Oh, cela tenait à pas grand chose. En fait de l’aider, l’autre venait le voir chaque semaine pour compter, récupérer et déposer aussitôt à la Poste l’argent de la quête et des cierges, ainsi que, deux ou trois fois par an peut-être, celui des baptêmes, des mariages et des enterrements. Et le Père Dupouy restait avec son indemnité qui lui suffisait à peine pour se nourrir, et quelquefois gâter ses nièces. C’était bien tout.
— Non, ce n’était pas tout. Ne te fâche pas, Madeleine, mais j’ai entendu dire qu’il était un peu ivrogne, ton ami Dupouy.
— Ces dernières années, c’est vrai, il était souvent ivre. Il ne s’en cachait pas. Il pleurait mais il ne s’en cachait pas. C’était depuis cette visite, et à cause du reproche qu’on lui avait fait de se montrer négligent.
— Ce sont les mots qu’on avait employés? Mais que pouvait-il bien négliger? Peut-être ne venait-il plus à bout de dire la messe? Combien étiez-vous à y assister?
— Très peu. Et jamais personne ne lui a fait la moindre remarque sur sa façon de dire l’ordinaire. Ni sur ses sermons, qui étaient simples et très courts. Mais il répétait quand même ce reproche qu’on lui avait fait. Et ces derniers mois, il paraissait complètement affolé. Comme si le Diable s’était montré à lui. Comme s’il était prêt à brûler en enfer. Et tout d’un coup, il est parti.

Quand ces propos lui furent rapportés par maman, Edward Zambetti s’en fit répéter certains détails, il écrivit un peu dans son carnet, puis accepta de regarder avec nous un film à la télévision. C’était un western, La Prisonnière du désert, si mon souvenir est exact. Maman faisait griller des marrons et nous les mangions sans perdre une image. Puis, le lendemain, il téléphona au curé de Tende et lui demanda d’accepter sa visite. Celui-ci lui fixa rendez-vous dans un salon de thé, qui se trouve au bord de la route qui traverse le village, à deux pas de la frontière italienne.
On était en novembre. Il faisait humide et froid, le ciel était couvert, la neige n’était pas loin. L’homme se leva de sa table quand Edward apparut, et il se présenta en lui tendant la main.
— Je m’appelle Kwame Garvey et je suis ghanéen.”  Il avait posé sur la table son chapeau, son foulard et un journal plié. Il était souriant et replet comme un roi. “J’ai déjà bu un chocolat, ajouta-t-il, parce que suis gourmand, mais j’en boirai volontiers un second. Que puis-je commander pour vous?”
Édouard posa sur la table son carnet et son stylo. Son interlocuteur était plus grand que lui et plus lourd. Edward dit qu’il éprouva tout de suite à son égard une confiance enfantine. Il lui raconta ce qu’il avait appris par l’intermédiaire de maman, sans néanmoins lui indiquer sa source. Puis, très vite, il alla au vif du sujet:
— Peut-être savez-vous, Monsieur Garvey, et pourrez-vous m’apprendre, quel reproche le représentant de l’évêché avait adressé à ce prêtre?
Kwame Garvey prit le temps de choisir ses mots. Il montrait un large sourire et son regard, derrière ses lunettes, semblait rempli d’une joie sereine.
— Que je vous dise, d’abord, Monsieur Zambetti, que je connais un peu vos travaux. Oh, je ne les fréquente qu’en amateur, à travers des comptes-rendus de lecture. Il en est paru un, voici peu, dans la revue Études, que j’ai beaucoup annoté. J’ai pour eux la plus grande estime, et la plus grande estime aussi pour la démarche que vous entreprenez en faveur de ce vieux prêtre. Pour autant, je suis au regret de ne pouvoir satisfaire à votre demande.
— À vrai dire, je m’y attendais un peu, répondit Edward. Puis-je toutefois vous demander la raison de ce refus? Dois-je comprendre que vous vous abritez derrière le secret de la confession?
— Je n’étais pas le confesseur du père Dupouy. Je voudrais être certain qu’il en avait un. Disons que je veux protéger mon aîné, qui m’a fait l’honneur de sa confiance. Voyez-vous, il a commis une erreur, un manquement à sa charge, il s’en est beaucoup voulu, il s’en veut encore terriblement. Mais à présent, il me paraît préférable d’oublier tout cela; ou, pour être tout à fait honnête et précis, je souhaite que mon ami Victor Dupouy soit maintenu à l’écart de cette terrible affaire. 
— J’entends, je comprends. Mais vous n’imaginez tout de même pas que mon enquête le vise?
— Je ne fais pas cette erreur, soyez-en certain. D’ailleurs, vous entendez que j’évoque une terrible affaire, un qualificatif que je n’emploierais pas s’il ne s’agissait que de lui.
— Je n’avais pas évoqué l’autre affaire. Mais vous semblez l’avoir en tête aussi bien que moi. Et, mine de rien, vous rapprochez l’une de l’autre.” Edward dévisageait le prêtre qui gardait son sourire et ne baissait pas les yeux. Il reprit: “Ce qui signifie que nous partageons, me semble-t-il, les mêmes soupçons. Je crois comprendre que vous m’encouragez à poursuivre. Pour autant, vous me précédez de beaucoup. Et, à la différence de vous, il me manque l’essentiel, le déclic.”
— Je ne doute pas que vous me rattrapiez très vite, cher monsieur Zambetti. D’ailleurs, tenez! Quand, dans quelques instants, vous quitterez ce salon, quand vous prendrez votre voiture pour redescendre à Saorge, je suis prêt à parier que ce déclic, comme vous dites, vous l’aurez eu. Vos yeux se seront décillés (si c’est bien ainsi qu’on dit?). À ce moment-là, vous aurez compris.
— Vous êtes bien optimiste. Vous croyez au miracle, ou vous me croyez plus malin que je suis.
— Pas du tout. Et d’ailleurs vous ne serez pas alors au bout de vos peines. Il vous restera encore à étayer votre théorie, à produire des preuves pour confondre le coupable. Et pour cela, il faudra que vous vous montriez plus habile que moi. Car, à ce jour, je n’en vois pas le moyen.
Edward se tut. Il baissa la tête. L’autre souriait toujours. Il ajouta de la même voix douce:
Vous me rappeler quelqu’un que j’ai connu en Inde. Un professeur de cinéma. Maintenant, si vous le voulez bien, je vais profiter de cet endroit convivial et de la douce chaleur qui y règne, pour travailler à un sermon.
C’était une manière polie de lui donner congé. Edward ramassa son carnet, qu’il n’avait pas ouvert, et se leva en enfilant son duffle-coat.
Il remercia le prêtre pour cet entretien et pour le thé. Déjà il s’éloignait quand l’autre le rappela:
— Monsieur Zambetti, une seconde s’il vous plait. Vous oubliez votre journal.
Edward se retourna, il hésita, mais il vit le sourire lumineux de son interlocuteur. Alors, il tendit la main et s’empara du journal qu’il glissa dans sa poche. Sans le regarder. Mais il n’alla pas jusqu’à sa voiture. À peine la porte vitrée s’était-elle refermée derrière lui, que la curiosité l’emporta. Il ressortit le journal de sa poche et le déplia.
Il se tenait debout au bord de la route, plaqué sous l’avancée du toit de l’établissement. La pluie était venue, lente et froide comme de la neige. Elle mouillait ses lunettes et le papier imprimé qu’il tenait entre ses mains. C’était un quotidien italien déjà vieux de plusieurs mois. Il en parcourut les titres. L’un d’eux l’arrêta, le fit sourire et murmurer:
— C’était donc bien cela!


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