Meurtre à Saorge, 4

L’étape suivante fut franchie en l’absence d’Edward. Celui-ci profitait des vacances d’automne pour faire un séjour à Cambridge, au Trinity College, où il avait ses correspondants. Edward (je ne devais être instruit de ce fait que bien des années plus tard) inscrivait sa réflexion dans la suite des travaux de J. L. Austin et de la seconde philosophie de Ludwig Wittgenstein, telle qu’elle est exposée dans les Investigations qui furent publiées à titre posthume en 1953. Pour le dire autrement, Edward faisait partie de ceux qui, avec Stanley Cavell notamment, considéraient que la philosophie (dont le champ, pour les anglo-américains, se restreignait grosso modo à celui de la logique) pouvait et devait s’appuyer sur le langage ordinaire, celui des langues naturelles, la vôtre et la mienne, en opposition à ceux qui jugeaient celles-ci trop imparfaites pour remplir ce rôle, et qui prétendaient suppléer à cette imperfection en élaborant des langages formels de type mathématique.
Le débat était déjà ancien, il avait ressurgi suite à une publication du parti adverse, qu’on croyait définitivement vaincu, et il avait bien fallu qu’Edward Zambetti, à cette occasion, revienne dans la bataille. 
Ici, à Saorge, nous savions désormais pourquoi le Père Dupouy était parti en catastrophe: on lui avait volé son ciboire, qui était son principal outil de travail, sans lequel il ne pouvait pas célébrer la messe. Les recherches historiques effectuées par Edward à la bibliothèque de Nice avaient établi que ce vase était précieux comme un joyau de la Couronne. Il provenait d’un don ancien de plusieurs siècles, et même si, dans l’urgence, le Père Dupouy pouvait le remplacer par un autre de moindre valeur, il faudrait qu’à un moment ou un autre il réponde à ses ouailles, mais aussi à l’autorité épiscopale, de sa disparition. Or, n’était-il pas empêché, pour une raison ou une autre, de le faire? Et d’abord, pourquoi n’avait-il pas signalé cette disparition à la police, signalement dont notre maire aurait été le premier informé? Telle était la question. Et c’est là que maman, en l’absence d’Edward, eut l’idée de faire appel à sa meilleure amie, Antoinette Fraire, qui était secrétaire de mairie.
Maman et Antoinette était amies depuis l’enfance. Elles s’étaient toujours fréquentées et avaient des parcours analogues, ayant fait le choix de vivre et travailler au pays où elles avaient grandi, ce qui limitait étroitement les possibilités de carrière. Elles étaient toutes deux mères célibataires, et tandis que Marie-Jeanne Brémont (ma mère) cultivait son jardin, soignait ses ruches et vendait des patchworks qu’elle cousait en hiver, Antoinette Fraire (son amie) administrait notre petite communauté sous l’autorité de son maire qui était aimé de tous mais qui détestait les papiers officiels. 
Elle demanda à Antoinette si, par hasard, elle ne se souvenait pas d’un courrier échangé, trois ans auparavant, avec le diocèse de Nice. La réponse fut que non, cela ne lui disait rien, mais Antoinette promit de faire des recherches et elle revint, un soir, à la maison, avec la photocopie d’une lettre, à l’en tête de l’évêché, qui indiquait pour information que, conformément aux directives du ministère de la culture, il avait été demandé au curé du village d’établir une liste détaillée, avec descriptions et photos à l’appui, des objets d’art conservés dans son église.
— J’ai regardé dans nos registres de l’époque, ajouta Antoinette, et, en effet, il apparaît que Sylvain avait reçu, suite à cette lettre et comme pour appuyer son propos, un appel téléphonique émanant du secrétariat de l’évêque. Sylvain résume cet échange en trois lignes, dans le style qu’on lui connaît, mais on comprend l’affaire. Le personnage au bout du fil s’était déclaré fâché de ce que cet inventaire réclamé n’ait pas été réalisé, et il avait demandé au maire de bien vouloir veiller à ce que le curé s’acquitte de cette obligation dans les meilleurs délais, précisant que celui-ci aurait peut-être besoin qu’on l’aide dans cette tâche, à quoi le maire avait répondu que cette aide lui serait volontiers accordée (par moi, j’imagine).
— Et ensuite?
— Ensuite, plus rien. Il est probable que Sylvain en ait parlé au Père Dupouy, et que celui-ci lui ait promis de faire appel à nous aussitôt qu’il se mettrait au travail. Mais les mois et les années ont passé sans qu’il se manifeste. Et de notre côté, la question n’a pas été remise sur le tapis. Nous l’avons oubliée.
Maman appela aussitôt Edward pour lui faire part de cette découverte. Edward, d’habitude si gai, paraissait préoccupé par les débats auxquels il participait. Ses collègues et amis insistaient pour qu’il accepte d’enseigner parmi eux, dans l’une des plus prestigieuses universités du monde, où son nom était connu et respecté, ce qu’il refusait de faire, pas encore, disait-il, arguant que, pour réfléchir (i.e. pour écrire dans ses carnets), il se trouvait mieux à la montagne, avec des enfants.  Comme maman ramenait la conversation au sujet du ciboire volé, il répondit d’un ton morne que oui, l’information était précieuse, qu’elle rendait plus clair ce que nous avions compris. Et que, décidément, nous étions confrontés à une bien triste affaire. Il ajouta:
— Ce bon curé se voit dérober un objet d’une grande valeur dont il ne lui reste pas même la trace, l’empreinte photographique. Il se trouve dans l’impossibilité d’en donner une description précise, et cela par sa faute, si bien qu’il ne pourra pas dénoncer le vol sans, du même coup, se dénoncer lui-même pour une négligence qui date déjà de plusieurs années. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà que ce vol a pour conséquence le meurtre d’une vieille dame qui n’était même pas une fidèle de l’église.
— Attends, si je t’entends bien, il aurait un lien entre le vol du ciboire et le meurtre de la pauvre Madame Lombard, et tu saurais lequel? C’est là, de nouveau, la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie, ou je rêve?
Maman m’aimait, moi, les abeilles, les bals et les beaux garçons. Mais, comme on le voit, elle n’en connaissait pas moins son abécédaire surréaliste.
— Très clairement, répondit Edward. Je sais le mobile du crime et les conditions dans lesquelles il a été commis.
— Tu veux dire que tu connais aussi le nom du coupable? 
— Oh, le nom du coupable, je crois que nous le connaissons tous. Il faut et il suffit que ce soit celui auquel nous songeons depuis le premier jour pour que toutes les pièces du puzzle s’emboîtent comme par enchantement. Mais encore reste-t-il à le prouver. Le curé de Tende m’avait prédit que ce serait difficile. Je ne confondrai pas le coupable tant que je n’aurai pas retrouvé le ciboire. Or, pour l’heure, je nage. Je ne sais pas où il est.


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