L'élève malgracieuse, 6

Un quart d’heure plus tard, j’appelais Isabelle.
— Vous avez gagné, lui ai-je annoncé. C’est vous qui aviez raison.
— À propos de quoi, Raymond?
— Le mari d’Odette Lescadieu était bien avec elle à Paris, le dimanche qui a précédé son assassinat.
— Comment le savez-vous?
— Ils ont déjeuné ensemble dans un restaurant tout près de chez moi et de chez elle. Le patron et la patronne sont prêts à témoigner.
— Le nom, l’adresse?
— Restaurant La Tambouille, tenu par Roland Simon, au 79 rue Blanche.
— J’y suis dans moins d’une heure.
— Ah, je ne veux pas vous apprendre votre métier, Isabelle, mais puisque nous sommes un peu collègues… Pensez à emporter avec vous une photo de Gérard Lescadieu!
— De qui d’autre pensiez-vous que j’emporterais la photo? De vous peut-être?
J’ai ri. Elle a raccroché. Une heure plus tard, elle me rappelait:
— C’est vous qui aviez raison. Roland Simon est formel, la photo ne correspond pas. Le compagnon de ce dimanche n’était pas son mari. Et, bien sûr, vous en aviez l’idée.
— C’est vrai, je l’avoue. Mais nous avions besoin d’une preuve. Maintenant nous l’avons. Il ne reste plus qu’à retrouver l’autre homme…
— Nous n’avons plus besoin de le chercher, Raymond. Il s’est présenté hier à la police et il a avoué les deux meurtres. Je venais de recevoir sa photo. Ce sont donc deux photos, et pas une, que j’ai montré au patron du bistrot et à sa femme. Ni l’un ni l’autre n’ont hésité.
— Vous vous êtes donc moquée de moi, tout à l’heure.
— L’enquête était à peu près close. D’ailleurs, nous avions recoupé les informations, et l’emploi du temps de Gérard Lescadieu ne lui aurait en aucun cas permis d’être à Paris le dimanche midi. À la rigueur, le lundi matin. Mais une confirmation n’est jamais inutile, raison pour laquelle j’ai voulu rencontrer ces témoins. Et, avant de partir, je n’aurais pas hésité à partager avec vous l’information, cher monsieur, si vous vous étiez adressé à moi sur un ton plus modeste. Vous faisiez le malin.
— C’est vrai. J’ai des moments d’exaltation. Une manière d’ivresse. Chez les Grecs, on appelait cela ubris. Je suis impardonnable.
— Vous m’avez promis une soirée Sony Rollins. Vous vous chargez du saumon, n’oubliez pas le citron, j’apporte les gâteaux à la crème. Et peut-être serez-vous pardonné.

Il s’appelait Lucien Delorme. Il sortait d’un hôpital psychiatrique, il avait pris un autobus, il était arrivé à Blaye, sur le cours du Port, comme au bout d’un long voyage. L’unique bistrot louait aussi des chambres. Il en a loué une. Il en descendait à midi pour boire au comptoir de grands verres de vin rouge puis, quand les tables étaient mises pour le repas, il ne s’asseyait pas avec les autres, il sortait devant la mer.
Il marchait sous les cris des mouettes. Il ne connaissait personne, personne ne le connaissait. Sur la rive de l’estuaire, ce ne sont pas des plages mais des haies de roseaux, des hangars désaffectés, des blocs de béton, des appareils de levage, du métal rouillé.
Un jour, une femme a crié sans qu’on la voie. Puis, quand elle n’a plus crié, l’homme est sorti du hangar où le cri avait résonné.
Sur le chemin de la jetée, une autre femme s’était arrêtée au cri qu’elle avait entendu, qui l’avait pétrifiée. Et quand elle a vu venir le bonhomme vers elle, les mains dans les poches de son veston trop court, elle a eu peur. Mais elle n’a pas couru et elle n’a pas crié. Elle n’avait plus de jambes, plus de voix. Elle était pétrifiée de terreur. Il a marché vers elle et elle s’attendait à ce qu’il l’étrangle à son tour, mais celui-ci n’a pas sorti ses mains des poches. Il a hésité un instant. Il pouvait l’ignorer, passer son chemin. Mais non. Près d’elle, il a marqué un arrêt et il a dit:
— Venez!
Ils ont marché, côte à côte, sans rien se dire, sans se toucher. Elle tenait ses bras croisés, serrés sur son gilet à boutons de nacre, qui était trop léger et parce qu’elle avait froid. Elle en était là à l’acmé de son existence. Elle remplaçait Maria Callas dans l’air de Casta diva. Le soleil brillait, jaune comme un œuf, mais il ne réchauffait pas. Ils sont arrivés ainsi au Bistrot des Palourdes, qui était celui où l’homme avait loué une chambre et passé plusieurs nuits déjà; mais ils ne sont pas montés comme on peut imaginer qu’ils avaient le désir de le faire, ou peut-être pas. À la place, ils se sont accoudés au comptoir, côte à côte, et ils ont bu.
— D’accord, me dit Viviane. Jusque là tout va bien. Le scénario semble clair. Mais ensuite, comment cet homme, le beau dimanche en question, a-t-il pu la retrouver à Paris?
— On ne sait pas. Cela semble, en effet, impossible. Il n’avait pas de téléphone portable, il n’en a jamais eu.
— Je continue. Quand il n’a plus pu payer la chambre, il a dormi dans des hangars. Pendant plusieurs semaines, il vit comme un clochard. Puis, un beau dimanche, quelques jours après les vacances de Noël, on le retrouve à Paris, près d’elle. Et ils déjeunent au restaurant, où ils semblent amoureux comme des gamins ou, au contraire, comme des personnes déjà usées. Déjà détruites, au bout du rouleau, qui en ont trop vu. Et qui n’attendent plus rien, qui veulent que ça finisse. Lui-même ne sait pas expliquer. Une fois qu’il a avoué à la police un meurtre puis l’autre, il se tait, il dit qu’il ne se souvient plus.
— Pourtant, il faut bien qu’une explication existe.
— Je n’en vois qu’une. Il faut qu’il ait reçu de cette femme un message et de l’argent. Il a pris le train depuis Bordeaux. Il a payé son billet. Plus tard, quand on l’a fouillé, on a retrouvé le ticket dans la poche de sa veste, où il l’avait oublié et où il y avait aussi les miettes d’un sandwich qu’il avait acheté à la gare. Son complet n’était pas reluisant mais ce n’était pas non plus celui d’un clochard.
— Le message et l’argent ne pouvaient venir que d’elle, puisque c’est elle qu’il retrouve. Mais qui donc a pu servir de messager ou de messagère? Qui a pu jouer ce rôle d’intermédiaire, entre les deux?
— Nous ne disposons pas, là non plus, de plusieurs hypothèses. On a beau chercher, on a beau ne pas vouloir…
— On ne voit que l’enfant. Que l'élève malgracieuse.
— Quand elle a su que l’enfant retournerait sans elle auprès de son père, à l’occasion des fêtes de Noël, et quand elle a compris que ni son père ni surtout ses grands-parents ne consentiraient ensuite à ce qu’elle revienne vivre auprès d’elle, qu’elle serait seule désormais, qu’il n’y aurait même plus les leçons de piano, seulement le vin…
— Elle a voulu que son amant la rejoigne à Paris, quitte à ce qu’il la tue comme il avait tué l’autre femme. Car elle n’a jamais douté qu’il fût son assassin. Il fallait en finir.
— Elle a chargé l’enfant de porter à cet homme le message et l’argent. Et sans doute le veston aussi, et même un pantalon. L’enfant avait tout cela caché dans sa valise.
— Avant qu’elles se séparent, elle lui a dit comment échapper à la surveillance de ses grands-parents et où le trouver, lui, qui se tenait debout, chaque après-midi, pensait-elle encore, au comptoir du Bistrot des Palourdes. Et, en effet, même si là-bas il n’avait plus sa chambre, qu’il dormait dans des hangars, il fallait qu’il continue d’errer aux alentours, pour revenir s’accouder au comptoir chaque fois qu’il pouvait se payer un verre ou deux. Et c'est ainsi que l’enfant l’a trouvé, qu'elle a pu remplir la mission dont sa mère l'avait chargée.
— Peut-être, sans doute, n’avaient-ils jamais été amants avant cela, je veux dire du temps de Blaye, du temps du Bistrot des Palourdes et de l’avenue devant la mer.
— L’homme évitait de monter à sa chambre avec elle. Il ne voulait pas, il savait qu’il ne fallait pas le faire, à aucun prix, mais cette fois, à Paris, le vin n’a plus suffi à le retenir. Quand on l’a découvert, le cadavre de la femme était nu, le lit était défait et son désordre ne laissait pas de doute. Car là, après qu’ils avaient fait l’amour, ou pendant qu’il le faisait, il l’a étranglée de ses propres mains.

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> Georges Simenon titre, en 1947, un Maigret et l’Inspecteur malgracieux. En écrivant cette nouvelle, j’avais en tête Moderato cantabile (1958), de Marguerite Duras, qui est mon titre préféré de l’auteur. Une façon, pour moi, d’en prolonger la lecture et de lui rendre hommage.

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