L'élève malgracieuse, 4

Prétendrais-je que la commissaire Fantoni avait pris chez moi ses habitudes? Ce serait exagéré. Disons qu’elle me fit en tout cinq ou six visites, dont une qui se prolongea un soir où je l’avais invitée à dîner, et où je lui proposai ensuite d’explorer le répertoire de Bill Evans.
Nous ne parlions pas de l’affaire. Elle se montrait intéressée par ce que je lui disais à propos de Viviane, qui avait son bureau d’architecte dans la banlieue de Genève et qui s’était spécialisée dans la construction des tiny houses. Mais je ne doutais pas qu’elle cherchait à s’imprégner aussi, sans me le dire, de l’atmosphère d’un lieu où la malheureuse créature avait fait plusieurs apparitions, où elle s’était exprimée d’une manière incohérente mais qui pouvait n’en être pas moins révélatrice d’une certaine vérité qu’il nous restait à déchiffrer, comme un rébus. Et, au moment où je m’y attendais le moins, où, lovée sur un fauteuil, elle avait retiré ses chaussures, où j'avais servi des whisky et où je changeais précautionneusement le vinyle posé sur la platine (cette fois, l’arme fatale, le coup de grâce, Duke Ellington et John Coltrane ensemble dans Sentimental Mood), je n’en croyais pas mes oreilles, pourtant, oui, elle reprenait:
— Je trouve tout de même extraordinaire que vous ayez pu la laisser délirer ainsi, à haute voix, en même temps que vous faisiez travailler la petite, à deux pas de la mère; et, avec cela, entendre et retenir ce que celle-ci disait.
— Oh, vous savez, l’enfant travaillait si peu et si mal. Nous butions sur la notion de Moderato cantabile. Mais est-ce que vous douteriez de ma parole, madame l’inspectrice? Est-ce que, par hasard, vous me soupçonneriez de quelque chose?
— Bien sûr que non, croyez-le bien, sinon je ne serais pas ici.
— Alors quoi?
— Figurez-vous que je me suis renseignée sur vous, ou plutôt qu’on m’a renseignée sur vous sans que je demande rien. Et j’ai appris ainsi que vous faites un peu partie de la maison. Que vous avez travaillé pour les services de renseignement, et que très probablement vous avez gardé dans leurs rangs certains contacts.
— C’est donc cela?
— Or, comment se trouve-t-on à collaborer avec les Renseignements Généraux quand on a dix-huit ans et qu’on est étudiant au Conservatoire National de Musique, en classe de piano, je me demande un peu?
— En classe d’accompagnement, s’il vous plait. Il n’a jamais été question de faire de moi un soliste. Juste un modeste accompagnateur. Ce que je suis toujours.
— Et ce qui vous donne l’occasion de voyager, de passer des frontières… J’entends bien, mais alors? Vous n’êtes pas obligé de me donner des noms. Juste une indication. Je suis curieuse.
— C’est relativement simple. Je partageais une chambre avec un autre étudiant de piano, lui en classe de soliste, qui venait de Hong Kong. Nous étions très amis.
— Et donc?
— Un jour, j’ai été convoqué par les RG. De façon officielle, dans leurs bureaux. J’étais impressionné, je me demandais quelle bêtise j’avais pu commettre. Mais je devais vite comprendre qu’il ne s’agissait pas de moi. Ce garçon, qui était mon ami, avait eu l’occasion d’effectuer un bref séjour à Pékin, partant de chez nous. Une visite très encadrée, dans le cadre d’un échange entre le CNSM de Paris et le conservatoire de Pékin.
— Je vois. Et la suite?
— Le voyage à Pékin s’était déroulé sans la moindre anicroche. Un grand auditorium. Des airs faciles et accrocheurs joués sur divers instruments. Des applaudissements mesurés. Des sourires et des coupes de soda pour les jeunes. Sauf qu’au moment de rejoindre l’aéroport pour regagner la France, le garçon en question s’était trompé de métro, si bien qu’on l’avait attendu, qu’il était arrivé tout juste à temps pour attraper l’avion…
— Et ce trou dans le déroulement de la journée faisait problème!
— Vous avez compris. Près d’une heure de lacune dans son emploi du temps, qu’il ne parvenait pas à justifier vraiment. Des itinéraires fantaisistes, de prétendues attentes sur les quais. Qui éveillaient l’attention. Qui faisaient craindre le pire. Et voilà qu’on me demandait d’avoir l’œil sur lui. De le surveiller discrètement. Ce que j’ai accepté de faire. On est plutôt patriote dans la famille Lascar. On n’aime pas que les étudiants étrangers profitent des moyens que notre pays leur offre pour nous jouer de mauvais tours. Deux ans plus tard, sans haine, sans arme et sans violence, il était démasqué et arrêté. Quel rôle avais-je joué dans l’opération? Je suis trop modeste pour le dire. Puis, très vite, un échange de prisonniers a eu lieu. Il est rentré en Chine populaire et, depuis, il n’en est plus jamais sorti.
— Je comprends. Je vois. Et selon vous, j’en reviens à notre affaire, l’ami-fantôme de la pauvre Odette Lescadieu existerait bien?
— Tandis que, d’après vous, chère Isabelle — vous permettez que je vous appelle Isabelle, au point où nous en sommes? — le coupable ne serait autre que le déplorable mari.

— Retour d’un déplacement dans la Ruhr, au moment du crime, avec correspondance de train à Paris. Nous recherchons le chauffeur de taxi qui aurait pu le transporter. Nous diffusons des photos. Nous finirons par trouver. Quelque chose d’assez similaire, voyez-vous, à votre histoire d’étudiant hong-kongais. Mais ce n’est pas tout, il se fait tard, il faut que je file. 

> Chap. 5

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