L'élève malgracieuse, 3

 En réalité, il m’est difficile de faire la part entre ce que cette femme a dit, que j’ai entendu et que j’ai compris pendant les leçons de piano, quand elle parlait à la fenêtre, et ce qu’elle m’a dit, que j’ai entendu et que j’ai compris durant cette nuit où nous nous sommes retrouvés tous deux debout, au comptoir d’un bistrot où elle buvait du vin.

C’était en janvier, donc après que l’enfant eut manqué son cours pour la première fois, mais à un moment où je n’imaginais pas encore qu’elle ne reviendrait plus. Je rentrais d’un petit récital donné dans le salon d’un couple d’amateurs où j’avais accompagné une amie qui chantait des lieder: des œuvres de Hugo Wolf, Schumann et Schubert, un programme qui me ravissait et qui, pour une fois, trouvait un public attentif de connaisseurs. Avant chaque lied, une vieille dame autrichienne lisait le texte allemand et en donnait une traduction rapide. Après quoi, nous avions bu du champagne et mangé d’excellents sandwiches au saumon. Maintenant, il faisait froid.
J’étais sorti du métro à la station Pigalle et je me dirigeais vers le Moulin Rouge et la Cité Véron sur le boulevard de Clichy. Je marchais, ébloui par les éclairages colorés qui clignotaient aux devantures des sex-shops et des boîtes de nuit, avec les néons qui dessinent des filles dévêtues, et les portiers qui vous invitent à entrer pour assister aux strip-teases. Je ne suis jamais entré dans un sex-shop ni un strip-tease. J’habite dans le quartier le plus chaud de Paris mais je regarde cela de l’extérieur. Devant la prostituée qui m’arrête, je baisse les yeux. Dans mes jours les plus fastes, où j’ai le plus confiance en moi, il m’arrive de lui sourire.
C’est alors que je l’ai aperçue derrière la vitre d’un bistrot, je peux vous dire lequel. Elle se tenait debout au comptoir, un vieux comptoir en bois, comme on n’en trouve plus qu’ici, avec une grande glace derrière les bouteilles d’alcools où elle se mirait, dans laquelle elle se parlait à elle-même, sans s’occuper des joueurs de cartes qui étaient assis aux tables, dans son dos, et qui la regardaient parfois comme ils auraient regardé un cheval tombé dans une courses d’obstacles. Avant de tomber et de se briser les reins, et que maintenant on l’abatte, ce cheval avait couru avec les autres. Il avait fait son métier de cheval, avec toute la vaillance dont il était capable; et pour cela, il méritait le respect.
Je suis entré, je me suis avancé auprès d’elle et j’ai fait signe de la main qu’on me serve la même chose.
C’était du vin rouge. Il s’est avéré d’une qualité pire que médiocre. Il m’a été impossible d’en boire un seul verre, tandis qu’elle en a englouti cinq ou six, le temps que je suis demeuré en sa compagnie. Elle s’est tournée vers moi, à peine un coup d’œil oblique. Elle était petite, serrée dans son manteau largement insuffisant pour la saison, toujours le même, et elle a dit:
— Monsieur le professeur de piano, Monsieur Lascar.
Pas question de reconstituer le fil de ce que j’ai entendu alors, parce qu’il n’y avait pas de fil. Mais je peux essayer de récapituler ce que j’avais appris, ou que j’avais cru comprendre, quand je suis rentré chez moi, une heure plus tard. 

Tournant le dos au piano, durant les leçons que je donnais à son enfant, elle avait raconté, à tout le moins évoqué, semaine après semaine, des réceptions dont elle laissait entendre qu’elles étaient habituelles. Or, je comprenais à présent que cet événement ne s’était produit qu’une fois. Et que si ce dîner avait bien eu lieu chez elle, dans sa villa, elle-même ne s’y était pas conduite comme une maîtresse de maison accomplie, ainsi qu’elle n’avait cessé de le prétendre, mais, au contraire, de manière désastreuse, puisqu’elle n’avait rien préparé, laissant la bonne se débrouiller toute seule, et qu’en outre, elle était arrivée la dernière, largement en retard, lorsque tout le monde était déjà à table, et que tout le monde avait fait semblant alors de ne pas voir qu’elle était ivre.
La deuxième chose que j’ai comprise est que, si ce dîner avait bien été organisé pour réunir les cadres de l’usine, il avait accueilli aussi, hélas, les parents de son mari, Monsieur et Madame Lescadieu, venus de Nantes. Et que ceux-ci, une fois le dîner terminé, les invités repartis, s’étaient montrés particulièrement scandalisés par la conduite ou l’inconduite de leur belle fille; au point qu’ils avaient insisté auprès de leur fils pour qu’il la chasse. Or, on imagine comme celui-ci devait être accablé par ce qui venait d’arriver; sa honte vis à vis de ses collègues, le chagrin pour son enfant. Il n’était pas en situation de beaucoup résister à la pression familiale. Il en avait pleuré, comme si la faute lui incombait. Et c’était la raison, sans doute, pour laquelle Odette, sa femme, semblait incapable de lui en vouloir, en dépit de la sentence terrible qu’il avait prononcée.

Ce soir-là, devant son verre de vin, elle évoquait la catastrophe qui s’était produite comme s’il s’était agi d’un malheureux incident domestique. Elle parlait de Gérard, son mari, comme d’un vieux jeune homme incapable de s’opposer à l’autorité de son père, et encore moins à celle de sa mère, qui était une personne sans cœur, horrible et méchante (je cite les mots qu’elle employait, avec l’air d’une fillette que la maîtresse aurait punie, et qu’on promènerait dans toutes les classes de l’école avec un bonnet d’âne sur la tête). Et cela expliquait enfin qu’elle ne désespérait pas tout à fait de pouvoir rentrer en grâce un jour ou l’autre, et qu’elle attendait ce moment. Et ce moment viendrait quand les parents seraient repartis. Car, pour l’heure, si je comprenais bien, ils s’étaient installés à demeure chez leur fils. Ils gardaient la place. Et, pour couronner le tout, Adèle, mon élève malgracieuse, était allée là-bas passer les vacances de Noël et n’en était pas revenue.

Enfin, plus profond encore dans les propos débridés de cette ivrognesse, il était question d’un homme, d’un autre homme que son mari. Qui était-il? Quelle place occupait-il dans l’affaire? Impossible de le savoir avec précision, ni même s’il existait vraiment. Mais il me semblait à peu près acquis que, réel ou inventé, il n’appartenait pas au cercle familial, pas au cercle amical, qu’il ne travaillait pas à l’usine du mari ni ailleurs, puisqu’il se montrait étonnamment disponible durant les longues heures de l’après-midi qu’ils avaient passées à boire ensemble, jour après jour, au comptoir du même bistrot, en écoutant les sirènes des bateaux voguant dans l’estuaire.
— Et là, tu es sûr que tu ne spécules pas, que tu ne divagues pas, que tu n’inventes pas? m’opposa Viviane le soir où, au téléphone, j’évoquais cette rencontre. Car, à cette époque, oui, nous nous téléphonions presque chaque soir et, tandis qu’elle me parlait, je l’imaginais au troisième niveau de sa tiny house, debout devant sa fenêtre triangulaire, sous son toit pointu, vêtue de quoi après sa douche?
— Je ne suis pas le commissaire Maigret, lui répondis-je. Je ne dispose pas d’une équipe d’inspecteurs tout dévoués pour aller, à ma demande, fouiller dans les archives, taper aux portes, effectuer planques et filatures, et rapporter des preuves. Mon genre, vois-tu, ce serait plutôt Sherlock Holmes. D’un minuscule indice, je tire les plus lointaines conséquences.
— Et, en l’occurrence, l’indice, quel était-il?
— Les indices, pour moi, le plus souvent, ne sont que de langage; lapsus, mots d’esprit en rapport avec l’inconscient. Telle est, je crois pouvoir affirmer, ma méthode. Celle que je perfectionne, que je cultive.
— Et dans ce cas?
— À un moment, dans les propos de cette femme, il a été question d’un meurtre dont ils parlaient ensemble, ce mystérieux individu et elle, jour après jour, chaque fois qu’ils se voyaient. “Personne ne voulait croire à un meurtre, disait-elle. Mais Lucien (c'était le nom qu'elle lui donnait) avait entendu le cri que j'avais entendu aussi. Il y avait cela entre nous. Un cri très long, comme une plainte. De douleur, d’effroi et d’absolue tristesse. Si bien que nous voulions boire pour l’oublier, pour le faire taire. Nous ne l’avions pas inventé. Et malgré l’ivresse, ce cri continuait de résonner, éperdu, dans nos têtes.”
— Donc un meurtre, à présent. J’imagine qu’il a été signalé, qu'on a retrouvé un corps.
— Je n’en sais pas davantage. Je n’ai pas eu le temps de rechercher dans les archives de la presse locale. Il ne doit pas être difficile d’apprendre si, oui ou non, un meurtre a été commis. Mais l’important est que je les vois tous deux, se connaissant à peine, debout au comptoir d’un bistrot de la banlieue industrielle, près de la mer. Les goélands volent dans le ciel gris, un chalutier traverse l’estuaire, et ensemble ils parlent d’un cri qu’ils ont été seuls à entendre, le même jour, à la même heure, qu’ils rapportent à un crime mystérieux, dont on ne connaît ni la victime, ni les témoins, ni le coupable, qui n’existe sans doute que dans leur imagination maladive, mais peut-être pas, après tout, et qui les fait boire au-delà de l’ivresse. Ce soir-là, j’ai payé sa note et j’ai accompagné cette pauvre femme jusqu’à la porte de son immeuble; puis, quelques jours plus tard, j’ai appris son décès. La presse révélait que Madame Odette Lescadieu, 33 ans, avait été retrouvée morte, étranglée à son domicile de la rue de Bruxelles. La concierge avait remarqué que le courrier n’était pas retiré de sa boîte aux lettres. Elle était montée frapper à sa porte, n’avait pas obtenu de réponse, et s’était rendue au commissariat le plus proche. Quand on avait découvert le corps, c'était un mercredi et le décès remontait à quatre jours. Ce qui signifiait qu’il avait eu lieu le dimanche, plus précisément entre seize et vingt heures. L’époux de la victime, Gérard Lescadieu, qui travaillait et habitait à l’autre bout de la France, du côté de Bordeaux, était interrogé au titre de témoin. Quelques jours plus tard, on apprenait qu’il avait été placé en garde à vue; puis, la garde à vue avait été levée sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui; et depuis, plus rien. Silence de la presse, exit Odette Lescadieu, on passait à autre chose, jusqu’à ce qu’un beau jour enfin, la police frappe à ma porte. On avait découvert mon nom dans son carnet d’adresses, et moi, de mon côté, je découvrais la capitaine Isabelle Fantoni qui était chargée de l’affaire.


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