L'élève malgracieuse, 2

Plus tard, j’ai dit à la police que, oui, en effet, il m’était arrivé de la rencontrer. C’était à la fin de l’automne, une première fois où je l’avais suivie sans qu’elle me voie, et une autre fois où elle m’avait parlé. Mais longtemps, je ne les avais vues nulle part ailleurs que chez moi, l’enfant et elle, au point que je doutais si elles habitaient bien dans le quartier. Elles pouvaient venir de tout à fait ailleurs. Mais, dans ce cas, comment avaient-elles trouvé le chemin de mon petit studio? Pourquoi s’être adressé à moi? Les professeurs de piano ne manquaient pas, à Paris, pour le peu de piano que l’enfant apprenait et apprendrait jamais, autant dire rien. Et je répondais à Viviane que non, c’étaient comme des fantômes, la mère et l’enfant, qui se matérialisaient à ma porte de manière à me faire ressentir un malaise, une fois par semaine, et qui disparaissaient aussitôt après, ne laissant aucune trace derrière elles, que le pauvre salaire des leçons, que j’enfouissais aussitôt dans un tiroir, sans le toucher, de crainte qu’il me porte malheur. Et, quand la police est venue m’interroger, je n’ai eu aucun mal à me montrer précis. J’ai dit:
— Pour tout ce qui concerne ma vie personnelle, j’ai sur mon téléphone un agenda électronique. Mais pour ce qui concerne mes leçons, vous voyez, je procède à l’ancienne, avec un crayon à gomme et un agenda en papier qui ne quittent pas mon piano. Et, en tournant les pages de cet agenda, je peux vous dire exactement le nombre de fois où elles sont venues, toujours le mercredi, les dates et les heures. D’ailleurs, rien ne vous empêche de vérifier par vous-mêmes.

Deux officiers de la police judiciaire s’étaient présentés chez moi. Le capitaine était une femme. C’était elle qui parlait. Elle dit:
— Peut-être pourrions-nous vous emprunter ce document et faire des photos.
— Si vous ne tardez pas trop à me le rendre, je n’y vois aucun inconvénient.
— Promis, juré, nous vous le rapporterons demain.
Elle était grande, un nez long et pointu, une large bouche, des yeux et des lèvres qui ne demandaient qu’à rire, une beauté de chanteuse d’opéra et l’accent du midi, qui contrastaient avec sa fonction, ou avec la fausse idée que je me faisais de sa fonction. Plutôt qu’occupée à démasquer des criminels, je l’aurais vue sur la scène de l’opéra de Toulouse, interpréter la Servante amoureuse dans Les Noces de Figaro
La visite qu’elle me faisait paraissait de routine. Elle n’insistait pas. De mon côté, je la trouvais sympathique. Du coup, je n’étais pas pressé qu’elle me quitte; et, pour qu’elle ne parte pas, j’ai repris du début:
— Vous dire comment les choses se sont passées... La mère paraissait jeune encore, et elle avait un charme égaré, fiévreux, maladif, tandis que la fillette était sans charme et sans talent du tout.
L’inspecteur qui l’accompagnait paraissait très jeune et ne pipait mot. Il prenait des notes dans un carnet. Son capitaine hochait la tête. Elle considérait d’un air distrait le décor de mon salon. Son regard s’attardait sur une affiche d’exposition où était reproduit un tableau de David Hockney représentant un paysage désertique, vivement coloré et découpé de manière à déjouer les règles de la perspective; un tableau qui convenait mal à mon petit appartement où la lumière semblait toujours insuffisante, mais qui me rappelait un voyage en Californie. Comme elle ne le quittait pas des yeux, j’ai cru qu’elle m’avait oublié. Mais non. Il faut croire que cette image l’aidait à réfléchir. Elle a repris:
— Puis un jour, sans crier gare, vous dites qu’elles ne sont plus venues… 
Ce n’était pas une question. La voix était à peine audible, comme si, à son tour, elle n’eût parlé que pour elle-même. J’ai voulu y répondre: 
 — C’était au mois de décembre, peu de temps avant les vacances de Noël. Elles ont manqué une leçon qui était prévue. Vous pouvez voir, le rendez-vous est noté ici, avec ce point d’interrogation au crayon rouge. Et depuis lors, je n’ai plus eu de nouvelles, ça a été la fin.
— Et vous n’avez pas cherché à savoir ce qui s’était passé, à comprendre? Vous n'avez interrogé personne, aucun voisin?
— Je n’avais pas de téléphone, ni d’adresse. Tout se passait comme si elles venaient de l’immeuble d’en face. Et puis, je vous l’ai dit, ces leçons me paraissaient inutiles. J’avais failli plus d’une fois décourager la mère. J’ai pensé qu’elles étaient retournées à Blaye. Car Blaye existe bien?
— Blaye existe, en effet. Une commune du côté de Bordeaux, située sur la rive droite de l’estuaire.
— Et vous avez vérifié si elles ont bien une maison là-bas, et un père, et un mari?
— L’enquête est en cours. Nous ne sommes pas autorisés à donner plus de précisions. Bientôt le procureur communiquera avec la presse.

Ce fut tout pour la première fois. Le binôme est reparti sans que l’élève officier ait seulement ouvert la bouche. Mais dès le lendemain, la capitaine est revenue, et cette fois elle était seule.
— Je vous ai rapporté votre agenda, comme promis. Et, tant que j’y suis, vous m’avez bien dit qu’il vous est arrivé deux fois de rencontrer la mère en dehors de chez vous?
— En effet.
— Voyez-vous, je ne veux pas vous harceler, mais un détail qui vous aurait échappé d’abord, qui pourrait vous revenir en mémoire et qui nous serait utile…
Je jouais du piano avant qu’elle sonne au parlophone. La maison est haute de trois étages seulement, et il n’y a pas d’ascenseur. J’étais sorti pour l’attendre sur le pallier, puis je l’ai fait entrer dans le salon qui n’était éclairé que par une petite lampe d’opaline posée sur un guéridon. J’ai dit:
— Je comprends. J’y ai beaucoup repensé depuis hier. La première fois, c’était à la fin du mois de novembre, il faisait nuit et froid, et je n’ai fait que la suivre. Je descendais de Montmartre par la rue Lepic, et à un moment où elle traversait devant moi, à hauteur de la rue Coustou, je l’ai aperçue. Elle était seule, et d’abord j’ai eu l’élan de la rejoindre. J’aurais échangé quelques mots avec elle, j’aurais tenté de la faire sourire. Mais tout de suite, à son allure, j’ai vu que quelque chose clochait. Elle titubait, elle était ivre.
— Et alors, vous avez décidé de la suivre?
— Je n’ai rien décidé du tout, je l’ai suivie, parce que nous descendions la rue Lepic et que je rentrais chez moi, mais j’ai pensé, oui, qu’elle était ivre. Et cela, comment vous dire, a changé le regard que je portais sur elle, l’idée que je m’étais faite d’elle et de son histoire depuis des mois. C’est idiot, sans doute pas très intelligent ni très généreux de ma part, mais je me suis dit quelque chose comme “Oui, c’est donc cela”. J’ai revu autrement ses vêtements de miséreuse qui voulait qu’on donnât des leçons de piano à sa fille. Et j’ai entendu autrement ce qu’elle marmonnait, pendant ces leçons, tandis que l’enfant ne venait pas à bout de jouer la première phrase de la Sonatine de Diabelli, et alors qu’elle, de son côté, nous tournait le dos, regardant par la fenêtre.
— Et qu’en avez-vous conclu? Vous me dites que votre regard a changé…
— Je n’en ai rien pensé, et encore moins conclu. C’était juste que l’histoire faisait sens, qu’elle prenait une sorte de relief qui lui avait manqué jusqu’alors. Moins que jamais je pouvais être certain de l’exactitude de ce qu’elle racontait à propos de Blaye, mais si elle disait vrai, l’ivrognerie pouvait être la cause de la séparation d’avec un mari dont on pouvait imaginer qu’il lui versait à présent une pension suffisante pour vivre avec sa fille et s’acheter du vin. Et, du coup, on pouvait imaginer aussi que cet exil parisien n’avait pas été prononcé à titre définitif, mais plutôt comme une mise à l’épreuve, accompagnée d’un message du genre: “Si tu te conduis bien, si tu arrêtes de boire, je te reprends ici”.
— Eh bien, pour quelqu’un qui pense peu et qui ne conclut rien, vous ne manquez pas d’imagination, ni de logique.
— Je prends cela comme un compliment. Dois-je en conclure que je serais sur la bonne piste, que le scénario envisagé par les limiers de la police nationale coïnciderait avec le mien?
— Oh, n’allez pas croire que vos manières affables me feront trahir le secret de l’enquête, Monsieur Lascar! Vous n’obtiendrez de moi aucune information. Mais il n’est pas impossible que je revienne encore sonner chez vous. Tout à l’heure, sous votre fenêtre, j’ai cru entendre la musique d’un piano. C’est vous qui en jouiez?
— Oh, oui. Juste une petite sonate de Domenico Scarlatti.
— Ce soir, je ne peux pas m’attarder. Mais peut-être qu’une autre fois…
— Vous serez toujours la bienvenue. Et permettez que je descende avec vous. Nous sommes à l’heure où je dois songer à mon dîner.
— J’imagine une bouteille de vin rouge, une baguette de pain et un camembert…
— Quelque chose comme cela, j’en ai peur. Mais nous sommes vendredi. J’ajouterai donc une boîte de sardines et un pot de confiture. 


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