La faute d’Alexandre Loujine, 5

Le lendemain matin, à mon réveil, je me suis souvenu d’Agathe Mikhailovna, de la beauté de son visage, de la grâce de ses manières et, plus particulièrement encore, de la sollicitude qu’elle avait montrée à l’égard d’Alexandre Loujine. Et lui, n’était-il pas étonnant qu’il en ait accepté les marques? Car enfin, pour que la police soit intervenue dans cette école, il fallait que sa directrice eût pris son téléphone et qu’elle ait composé le 17. Il fallait qu’elle ait appelé les services compétents au secours de la petite Ada, suite à des révélations que celle-ci avait réitérées en sa présence, après s’être confiée, sans doute, une première fois, à certaines de ses camarades et à sa maîtresse, puis qu’elle avait réitérées encore devant les spécialistes de la brigade des mineurs, de manière assez convaincante pour que ceux-ci y ajoutent foi et qu’ils décident de l’emmener, séance tenante, à la barbe du père qui attendait sur le trottoir. Mais ce que je comprenais aussi — et ce que j’imaginais qu’elle avait fait entendre à Loujine, au moment où elle s’était rapprochée de lui, où elle l’avait saisi par le bras —, c’est qu’elle n’irait pas plus loin. Qu’elle avait effectué ce signalement pour un motif prévu par la loi et dans le cadre d’un protocole étroitement défini, à l’application duquel elle avait été formée; mais que, pour autant, son rôle s’arrêtait là. Elle n’avait pas à juger si les allégations de la fillette étaient exactes, elle ne se permettrait pas d’avoir un avis personnel sur la question, et surtout elle était tenue au secret professionnel. La même exigence qui lui avait fait prévenir la police voulait qu’elle n’aille pas plus loin. Venant d’elle, les responsables de l’association cultuelle gestionnaire de la cathédrale Saint-Nicolas n’apprendraient rien des turpitudes supposément commises par un éminent représentant de la partie adverse; et le consul de Russie, pas davantage.
Garder le secret était le mieux qu’elle pouvait faire en sa faveur. Cette réserve n’en représentait pas moins, pour Loujine, un enjeu considérable.
L’intégrité professionnelle de madame la directrice Agathe Mikhailovna me paraissait sans faille. Je l’admirais pour cela, mais quant à moi, je n’étais pas tenu de me taire. J’avais fait d’Alexandre Loujine mon adversaire sans que lui-même le sache. En dépit des airs aristocratiques qu’il se donnait, je ne pouvais m’empêcher de le regarder comme le séide d’un pouvoir politique essentiellement vulgaire. Mon père avait abominé les bolcheviques; j’avais grandi, près de lui, dans l’idée que ceux-ci nous avaient contraints à fuir notre pays en même temps qu’ils nous coupaient de notre histoire; mais je ne doutais pas que, s’il avait vécu assez longtemps pour le voir s’installer, il aurait détesté plus encore ce régime d’oligarques violents et corrompus.
J’avais enquêté sur monsieur le Conseiller culturel dans l’espoir de découvrir, le concernant, quelque secret honteux, propre à la discréditer à titre personnel. À travers lui, je visais plus largement une administration moscovite avide de s’accaparer un monument qui était un legs de l’ancien régime, ainsi que le lieu de rencontre d’une petite communauté d’exilés, qui prospéraient paisiblement, fidèles à leur histoire en même temps que respectueux des lois du pays d’accueil. Et voilà que le hasard dévoilait à mes yeux beaucoup plus et bien pire que ce que mes mauvaises intentions m’avaient fait espérer: le secret le plus absolu, le secret des secrets, celui qui touche au tabou le plus primitif et le plus constant, dans toutes les civilisations du monde.
Et il s’en fallait de beaucoup que je me sente glorieux. Au contraire, j’avais honte. Car une voix me disait: Au fond de toi, avoue, n’était-ce pas cela que tu voulais? N’était-ce pas cela que tu espérais? Ne vois-tu pas se réaliser une malédiction que le tréfonds de ton âme malade avait appelée de ses vœux, et qui, hélas, ne pèse pas seulement sur ce Loujine que tu détestes, mais aussi, du même coup, sur sa pauvre enfant, trop jeune et trop tendre pour avoir jamais fait de mal à personne? Eh bien, voilà que ton vœu est exhaussé. Voilà que tu as eu gain de cause.
Le secret que j’avais surpris, dont j’avais cru comprendre la nature en voyant la police emmener la petite Ada, pesait si lourd sur ma propre conscience — comme si c’était moi qui avait enfreint le tabou suprême, comme si c’était moi qui avait commis la faute —, qu’il fallait que je m’en débarrasse au plus tôt.
Un soir, j’écrivis une lettre que j’adressai au consul. Une semaine plus tard, Alexandre Loujine était rappelé à Moscou. Depuis, mon âme est un désert aride. Un remords la tourmente. Et, même les jours de fête, je n’ose plus me montrer à la cathédrale Saint-Nicolas.

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