La faute d’Alexandre Loujine, 3

C’était un de ces dimanches d’hiver ensoleillés comme on n’en connaît qu’à Nice. J’étais parti dès le matin. J’avais pris le tramway pour descendre jusqu’au port et, de là, j’avais marché vers l’ouest, sur la Promenade des Anglais. J’avais mangé un sandwich, assis sur les galets de la plage, puis je m’étais allongé, la nuque appuyée sur mon sac à dos. Le soleil me brûlait le visage et je m’étais endormi. À mon réveil, j’étais remonté par le boulevard François Grosso, et j’avais fini par me retrouver devant le lycée du Parc Impérial, au milieu des tennis.
Or, ils étaient là. Il s’agissait d’un tournoi réservé aux plus jeunes. Ada avait pu y participer, dans sa catégorie, plus tôt dans la journée. Maintenant elle regardait les autres. Elle se tenait debout, au bord d’un court où se disputait un match, et son père était assis derrière elle. Je le voyais penché en avant, la bouche tout près de son oreille. Il lui parlait. J’étais trop loin pour entendre ce qu’il lui disait. Il devait commenter le jeu des deux adolescents qui s’affrontaient à présent, qui frappaient leurs balles comme des brutes, en ahanant. À un moment, un peu de vent a soufflé, un nuage s’est glissé devant le soleil, l’ombre s’est étendue et soudain il a fait froid. La fillette portait encore la jupe et le polo à manches courtes, marqués du célèbre crocodile, qu’elle avait revêtus pour la compétition du matin. De loin, j’imaginai qu’elle frissonnait. Je devinais qu’elle avait, sur les jambes et sur les bras, la chair de poule. Alors, Alexandre Loujine s’est levé, il est allé chercher un pull quelque part dans les vestiaires, puis il est revenu le poser sur les épaules de l’enfant. Moi, je les observais de derrière les grillages auxquels je me tenais agrippé des deux mains. Je ne sais pas combien de temps j’ai pu rester ainsi, à scruter leur image, fasciné par elle, immobile, comme changé en statue de sel. Que voyais-je qui me laissait sans voix, sur quoi je n’aurais pas su ou pas osé poser un nom? Puis, enfin, j’ai réussi à m’arracher de cet endroit, et ce fut comme si je m’enfuyais.
Durant les nuits qui ont suivi, mon sommeil a été traversé de rêves pénibles. Je ne saurais les décrire. Au matin, je les avais oubliés. Sinon un, qui revenait une nuit après l’autre. Je revoyais la mort de mon père. J’étais terrifié. Enfin, une nuit, je me suis réveillé trempé de sueur, avec une idée précise, indiscutable, de ce qui m’avait subjugué dans le spectacle du dimanche. C’était que Loujine parlait à l’oreille d’une jeune fille qui ne le regardait pas. Jamais. Qui évitait de lui répondre. Et quand elle lui répondait, d’une syllabe à peine, d’un hochement de tête, elle le faisait en regardant ailleurs.
Je passai les quarante-huit heures qui suivirent dans un état d’agitation douloureuse, encore que, si l’on m’avait interrogé, j’aurais été incapable de dire quelle signification je prêtais au fait qu’elle ne le regardait pas. Puis, le troisième jour, j’inventai un prétexte pour quitter la bibliothèque avant la fin de mon service. Et, guidé par un instinct primitif, sans songer à rien de rationnel qui eût pu justifier ma démarche, j’allais me pointer avenue Gay, à l’heure de la sortie des élèves.
J’étais comme le chasseur de phoques auquel un rêve de la nuit a indiqué sur quel coin de banquise, à coup sûr, il trouvera sa proie.


1 / 2 / 3 / 4 / 5

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire