La faute d’Alexandre Loujine, 4

J’arrivai un peu en avance. Déjà un groupe de parents s’était formé; toujours ces visages aimables, de personnes qui paraissaient heureuses de se rencontrer là, en marge de leurs vies de famille et de leurs obligations professionnelles. Leur nombre débordait des trottoirs étroits sur la chaussée, et je remarquai aussitôt qu’Alexandre Loujine figurait parmi eux. Mais, plus grand que la plupart, il paraissait plus raide, semblable à un soldat auquel on aurait ordonné le garde-à-vous, lui faisant ainsi interdiction de communiquer avec personne, et même de sourire. Puis le portail s’est ouvert, et les élèves, conduits en rangs par leurs institutrices, ont commencé de sortir.
Les parents faisaient signe à leurs rejetons aussitôt qu’ils les apercevaient. Chaque enfant cherchait des yeux celui ou celle qui était venu l’attendre; et, aussitôt qu’il avait l’avait repéré, et aussitôt que, d’un simple hochement de tête, d’un battement de paupière, l’institutrice l’avait autorisé à s’échapper du rang, l’enfant courait vers cette apparition magique pour lui tendre la joue, lui attraper la main. Et alors, l’équipage qu’ils formaient ensemble, l’adulte et l’enfant, se dégageaient des autres. Quelques derniers signaux échangés avec la compagnie, et déjà ils s’éloignaient, laissant le petit attroupement s’étioler derrière eux.
Et c’est alors que je pris conscience du hasard objectif qui m’avait convoqué en ce lieu et ce moment précis. Cela fut comme un souffle qui me balayait le visage, comme une gifle.
En se dispersant, le groupe des parents découvrait à ma vue la présence d’une voiture de police stationnée à proximité immédiate de l’école. Et, en même temps, il m’apparaissait qu’Alexandre Loujine demeurait le dernier à attendre son enfant. Ada n’était pas sortie avec les autres.
Les trottoirs maintenant étaient vides. Loujine vint à la grille où se tenait une surveillante. Il s’entretint avec elle. Je compris que celle-ci lui demandait d’attendre qu’elle aille se renseigner. Elle disparut. Elle revint un moment plus tard. Elle était seule. Nouveau conciliabule. Loujine tapait du pied, virevoltait, s’éloignait, revenait, levait les bras au ciel, saisissait son téléphone portable, composait un numéro, en composait un autre, élevait la voix sans que j’entende mieux à quelle secrétaire il s’en prenait, l’intervention de qui au juste il réclamait, celle du consul lui-même, de l’ambassadeur, pourquoi pas d’un ministre; puis, d’un geste rageur, il rempochait l’appareil.
La surveillante disparut de nouveau à l’intérieur de la maison, retournant aux nouvelles, mais cette fois ce fut la directrice, Agathe Mikhailovna, qui sortit à sa place et vint parlementer avec le conseiller culturel.
Que lui disait-elle? Je ne pouvais rien entendre de leurs propos, j’étais trop loin, tapis dans l’encoignure d’une porte. Si j’avais porté un chapeau mou, je l’aurais rabattu sur mes yeux. Mais je pouvais, à tout le moins, relever le col de mon manteau. Avais-je la moindre idée de ce qui allait suivre? Plus d’une heure était passée, bientôt deux. Les allers-retours n’avaient pas cessé. Loujine était toujours seul devant la grille. Une longue silhouette qui faisait les cent pas. Soudain la porte de l’école s’ouvrit. En sortirent cinq personnes. Ada était encadrée par deux policiers, des femmes en uniformes, dont l’une avait posé une main sur l’épaule de l’enfant. Ce trio était précédė d’un troisième policier, lui-même accompagné d’Agathe Mikhailovna.
Arrivés à la grille, ceux qui ouvraient la marche se dirigèrent vers Loujine qui, de son côté, voulut les éviter pour s’approcher de son enfant. Mais le premier policier s’interposa, tandis que, derrière lui, ses deux collègues emmenaient Ada vers la voiture. Puis, aussitôt que le trio fut passé, le même policier se détourna de Loujine et s’éloigna à son tour. Il refermait la marche.
Le pas était rapide, presque à la course pour l’enfant qui ne se faisait pas prier, qui ne résistait pas, qui semblait fuir.
Maintenant, la directrice avait pris Loujine par le bras, elle le tenait serré près d’elle, elle le fit se détourner de la voiture au moment où celle-ci, les phares allumés, démarrait et disparaissait au coin du boulevard Tzarévitch. Elle ne cessait pas de lui parler, le visage tout près du sien. La nuit était tombée. Un réverbère les éclairait. Jamais le visage d’une femme ne me parut montrer une telle dignité et une telle élégance.
Je remontai le boulevard Gambetta d’un pas lourd. Je prévoyais de passer par l’avenue Bellevue. Je ne connais pas de plus douce consolation, à la nuit tombée, que l’avenue Bellevue. J’arriverais quand j’arriverais rue des Boers. Il devait bien me rester des pâtes, du beurre, du sel, du poivre et de l’emmental râpé. Et une bouteille de vin rouge. En marchant, je revivais la scène à laquelle je venais d’assister. Loujine, quand elle était passée près de lui, avait appelé sa fille par son prénom. De loin, j’en avais vu les deux syllabes se dessiner sur ses lèvres, et même Ada chérie. Mais celle-ci ne s’était pas tournée vers lui. Elle ne l’avait pas regardé.


1 / 2 / 3 / 4 / 5

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire