La faute d'Alexandre Loujine, 2

Alexandre Loujine était grand, athlétique comme un qui court tous les matins et qui joue au tennis, les cheveux coiffés en arrière, le nez droit et des yeux de la couleur de la mer au pied des icebergs — du moins est-ce ainsi que je l’imagine. Pour ma part, j’évitais que nos regards se croisent, de crainte qu’il finisse par me reconnaître, mais partout il allait, on ne voyait que lui.
Il habitait, sur les hauteurs de Cimiez, un appartement avec terrasse, dans un ancien hôtel particulier perdu au fond d’un parc, et il conduisait une voiture de luxe. De toute évidence il ne vivait pas sur son seul traitement de fonctionnaire mais disposait d’une fortune personnelle. En fouillant dans la presse moscovite, je découvris qu’il avait été marié et que son ex-femme vivait à présent à Vevey, avec leur fillette prénommée Ada, en compagnie d’un autre homme qui paraissait au moins aussi riche que son ancien mari. Il menait une vie mondaine qui correspondait à sa charge. Il était reçu partout. Il visitait les expositions, organisait des lectures d’Ossip Mandelstam dans le hall du Negresco et, pour les accompagner, il invitait de jeunes élèves du conservatoire à jouer de courtes pièces, en duos, en quatuors, à la suite de quoi, enfin, on servait le champagne et de ces gâteaux à la crème parfumés au Grand Marnier et à l’amande, spécialités exclusives d’un pâtissier sis sous les arcades de la place Garibaldi, à l’enseigne de Cappa, qu’il appelait des Marquis. Il donnait lui-même une conférence au Centre Culturel Méditerranéen sur les frères Joseph et Xavier de Maistre, qui ont leur rue à Nice, au cours de laquelle il laissait transparaître son hostilité à l’égard de la philosophie des Lumières (sous une forme toute diplomatique, s’entend, par une suite d’interrogations très brèves, qu’il laissait voleter dans l’air, comme des papillons, auxquelles il ne répondait pas). Il fréquentait assidûment l’opéra de Nice et celui de Monaco où il lui arrivait de donner le bras à une dame monégasque de nom roumain, psychanalyste de renom, qui avait été une disciple directe de Jacques Lacan et dont Philippe Sollers accueillait les articles rares et toujours décalés dans le revue qu’il dirigeait, dont un sur la guerre d’Irlande, où elle appelait l’opinion internationale au secours des catholiques.
Il m’arrivait de le suivre comme son ombre des week-ends entiers, d’attendre à la grille de sa résidence pour savoir à quelle heure il rentrerait et avec qui. La pluie me trempait et me faisait croire que j’étais un authentique détective privé. Je découpais des photos publiées dans la presse aux lendemains des cocktails, des dîners de charité, des défilés de mode, sur lesquelles les flashs donnent aux vivants des visages de fantômes. Évidemment, il m’arrivait de l’apercevoir, le dimanche, aux offices de la cathédrale Saint-Nicolas, encore que nous n’y fussions assidus ni l’un, ni l’autre. J’avais fini par identifier deux ou trois de ses probables maîtresses. Elles se ressemblaient beaucoup, et pour ne pas les confondre, je leur inventais des prénoms. J’avais vu, de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, et j’étais ressorti du cinéma la tête à l’envers, en m’imaginant qu’Alexandre Loujine pouvait participer à certaines cérémonies secrètes semblables à celles qu’on découvre dans le film, où des membres de la haute société se retrouvent sous le masque pour invoquer Satan et se livrer à des orgies. Pour autant, mes intuitions successives ne conduisaient à rien.
Deux années s'écoulèrent ainsi. Les tractations juridiques concernant la propriété de la cathédrale Saint-Nicolas allaient bon train, alimentant la presse sans qu’on pût deviner laquelle des deux parties l’emporterait en fin de compte. Puis, un jour, la fille d’Alexandre Loujine vint habiter chez lui.
Je ne l’avais jamais vue qu’en photo — une seule photo, que je n’avais même pas pu arracher à la page du magazine où elle figurait, celui-ci s’étant trouvé entre mes mains dans la salle d’attente d’un cabinet médical où trop de personnes m’avaient à l'œil, qui m’auraient dénoncé; et sur cette photo, elle pouvait avoir neuf ans, ce qui signifiait (compte tenu de la date de publication) qu’aujourd’hui elle en avait dix. Puis, j’eus l’occasion de l’apercevoir auprès de son père, debout tous deux dans une tribune de l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, à l’occasion d’un concours de saut d’obstacles auquel je savais que Loujine assisterait. Elle avait la beauté limpide et rêveuse d’une fée dans un conte nordique. Sa minceur était remarquable, mais un coup de vent glacial aurait pu tout au plus lui faire fermer les yeux. Sans doute son père avait-il l’habitude, jusque-là, d’aller la chercher à Vevey au début des vacances scolaires pour l’emmener avec lui dans une station de sports d’hiver ou sur une plage exotique, à moins que ce ne fût pour faire les emplettes de Noël à Paris ou à Londres, avant de la rendre à sa mère et qu’elle reprît l’école. Mais, cette fois, le scénario était différent. Il fallait qu’une décision de justice lui eût accordé un droit de garde beaucoup plus étendu, peut-être exclusif. Et un après-midi de décembre, comme j’étais occupé à lire, assis au soleil, sur un banc du jardin Albert Ier, je surpris un échange entre deux dames élégantes dont l’une lançait à l’autre, sans préambule et d’une voix aiguë:
— Oh, Agathe Mikhailovna, est-il vrai que la fille d'Alexandre Loujine a pu être scolarisée chez nous?
Elle s’était exprimée en russe, une langue que je suis toujours étonné de comprendre quand je l’entends parler autour de moi. Celle qui se voyait ainsi interpellée rougit devant l’attaque, mais très vite elle retrouva assez d’assurance pour répondre d’un ton calme, dans la même langue, d’une pureté parfaite:
— Bonjour, Elena Grinévitch. Nous comptons, en effet, une nouvelle recrue. Voyez-vous, notre école n’est pas un lieu où l’on doive se soucier des querelles entre adultes. Ada est une enfant charmante, et du moment que ses parents le souhaitaient, elle avait sa place parmi nous.
— Vous avez un cœur généreux, Agathe Mikhailovna, reprit l’autre. Je veux croire qu'Alexandre Loujine, de son côté, s’en souviendra, si les choses doivent aller au pire, et qu’il plaidera en notre faveur.
Elena Grinévitch était connue comme la principale responsable de l’association cultuelle propriétaire de la cathédrale Saint-Nicolas; elle s’était prononcée plus d’une fois publiquement en son nom; quant à son interlocutrice, il m’était arrivé de l’apercevoir.
Âgée d’une cinquantaine d’années, elle était grande et mince, et montrait la prestance d’une maîtresse de ballet. Oserais-je dire que je l’avais remarquée d’abord pour son allure, qui n’allait pas sans me rappeler celle de ma mère, qui était morte lorsque j’étais trop jeune pour m’en souvenir mais dont j’avais conservé des photos? Or, de ce que j'avais entendu, il était facile de conclure qu’elle était la directrice d’une école privée attachée à la petite société que nous formions (si tant est que, pour ma part, je lui appartenais encore), et, dans ce cas, il n’y avait pas à hésiter: l’école en question ne pouvait être que celle du Bonheur de Sophie, qui accueillait une centaine d’élèves à deux pas de la cathédrale Saint-Nicolas, dans une maison de deux étages, située à l’angle de l’avenue Gay et du boulevard du Parc Impérial.
Il m’était arrivé de passer dans cette rue, un matin, au moment de l’accueil des élèves, et les parents que j’avais aperçus, regroupés devant la grille, m’avaient surpris par leur jeunesse, la liberté qu’ils montraient dans leurs échanges. Ils s’exprimait dans un mélange charmant de français et de russe. Certains étaient venus en jogging et, au coin de la rue, ils avaient acheté des croissants qu’ils tiraient de leurs pochons en papier pour en distribuer autour d’eux des lambeaux; pour d’autres, c’était une baguette de pain dont ils mordaient le quignon. Ils respiraient la santé, celle des douches à l’eau froide, des petits déjeuners composés d’œufs, de miel, de céréales et de fruits secs, et ils ne cachaient pas le plaisir qu’ils prenaient à exercer en cette circonstance, une fois encore, leur pouvoir de séduction; si bien qu’il avait fallu que je leur tourne le dos pour ne pas éprouver trop cruellement le regret de n’avoir jamais connu un tel état de grâce, le regret de m’être replié sur moi-même à un moment de la vie où les autres garçons, pas plus doués que moi, songeaient à se lancer dans le monde, à faire des affaires, à construire des ponts au-dessus des mers, à acheter des vignobles, à piloter des avions, à réaliser des films adaptés de Joseph Conrad, dont ils déplaceraient l’action du Congo au Vietnam, et surtout à prendre une épouse et lui faire un enfant. Et de savoir qu’Alexandre Loujine était occupé à présent par le soin d’une fillette de dix ans me fit penser que je devais cesser de le poursuivre. La comédie avait assez duré. Il me fallait passer à autre chose, m’inventer une autre lubie. J’ai donc oublié Alexandre Loujine, je ne me suis plus occupé de lui. Ou plutôt, j’ai essayé de l’oublier. Mais, hélas, ce n’est pas nous qui décidons. Le hasard, de nouveau, s’est mêlé de l’affaire. Voici comment.


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