Les fleurs sont livrées le matin, 5

 Je suis arrivé à l’aéroport d’Ibiza le soir-même. Je n’avais aucune idée de la façon dont je procèderais. Assez tard, j’ai mangé des glaces en me promenant le long des plages. Je cherchais des yeux le coupé couleur beurre frais. D’autres carrosseries rutilantes, mais pas la Lancia de mon amie. Qu’aurais-je fait si je l’avais aperçue, arrêtée à un feu rouge? J’aurais couru derrière? Je n’imaginais pas qu’en juin les touristes puissent être si nombreux ni si électrisés. Leurs vêtements et leurs corps, brûlés par le soleil, étaient fluorescents. Les musiques des boites de nuit débordaient sur les trottoirs et se mélangeaient comme celles des baraques d’une fête foraine. Il ne manquait même pas la grande roue que j’ai fini par trouver, éteinte, arrêtée, au fond d’un square où un enfant pleurait.

De retour à l’hôtel, à cause de la chaleur, je ne trouvais pas le sommeil. J’ai extrait tour à tour, du mini-réfrigérateur de ma chambre, deux mignonnettes de whisky que j’ai bues en regardant, à la télévision, un film d’Orson Welles en version espagnole.
Le lendemain, à mon réveil, il faisait déjà chaud mais j’avais un plan. J’irais au commissariat déclarer qu’on m’avait volé ma voiture, et je donnerais le numéro et la description de celle de mon amie. Que pouvais-je faire d’autre? Mais d’abord, j’ai demandé à la réception qu’on m’indique un coiffeur.  Et sortant de chez le coiffeur, je suis retourné à ma chambre pour prendre une douche. Je prends une douche et je change de chemise chaque fois que je sors de chez le coiffeur. Cette fois, le téléphone a sonné. Une voix d’homme m’a parlé posément, dans un français fortement marqué d’accent catalan. Elle a dit:
— Ce soir, à minuit, il attendra deux acheteurs sur la plage de D’en Bossa. Faites-vous conduire par un taxi. Débrouillez-vous pour arriver juste dix minutes avant le rendez-vous. Récupérez les clés comme vous pourrez et partez avec la voiture. Le type ne sera pas armé, nous le surveillons et, depuis trois jours, il a bu beaucoup de whisky. Je serai sur place. Prêt à intervenir, si nécessaire. Mais, si vous faites vite, je n'aurai pas à sortir de l'auto.

J’ai passé le reste de la journée à boire de l’eau, à prendre des douches et à faire des exercices d’assouplissement. À minuit moins dix, le taxi arrivait à la plage. Elle était déserte, sauf la Lancia aventurée sur la sable et Xavier qui fumait des cigarettes, debout devant la portière ouverte.
J’ai payé le taxi et je suis descendu en disant au chauffeur qu’il était inutile de m’attendre.
Xavier m’a tout de suite aperçu. Son visage était tourné vers moi. M’avait-il reconnu? Plus loin sur la route, les phares d’une voiture arrêtée se sont allumés. Ils m’ont fait de l’œil, le 11101 convenu avec la voix catalane. Je disposais de trois minutes. Ensuite, ce pouvait être l’enfer.
Je me suis avancé. Que m’apprêtais-je à faire? Je n’en avais pas la moindre idée. Je ne m’étais jamais battu avec personne. Je n’ai pas appris. Je vous rappelle que je suis musicologue pas détective privé. Soudain je me suis souvenu de la main d’Alice qui se posait sur la mienne, quand ma main reposait sur le pommeau du levier de vitesse, près de ses genoux toujours si haut découverts, quand enfin, sur la route des Alpes, nous apercevions un joli paysage, ou quand, dans la nuit, la radio du bord diffusait What A Wonderful World chantée par Louis Armstrong. Il y a, dans ce monde, des Alice De Luca et des Louis Armstrong. Les autres font du bruit.
Quand j’ai été à deux pas de lui, Xavier a protesté:
— Paul, qu’est-ce que tu fais ici?
Il n’avait pas pris de douche. Il sentait l’alcool. J’ai tendu la main:
— Donne-moi les clés, Xavier. On arrête. Ça suffit.
Il a encore protesté:
— Paul, te mêle pas de cela. Alice ne t’a pas tout dit. Tu vas prendre un mauvais coup.
Cette dernière parole m’a inspiré. Mon poing est parti tout seul. Il l’a frappé à la base du nez. Le sang a giclé. Xavier est tombé assis dans le sable. Il se touchait le nez et regardait ses doigts couverts de sang. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Moi non plus. Je lui tordu un bras. Où et quand avais-je appris à tordre un bras? J’ai plongé une main dans la poche de son bermuda et j’en ai ressorti les clés. Je suis monté dans la voiture. Sur la route, j'ai fait demi-tour. Je tremblais de tous mes membres. Dans mon rétroviseur, j'ai vu les phares d'une voiture arrêtée qui me faisaient de l'œil. 11101. Et j’étais fier de moi.


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