Les fleurs sont livrées le matin, 4

 Il y avait un an que j’habitais Paris. Dans l’intervalle, j’avais beaucoup travaillé et assez bien réussi. Je n’étais redescendu à Nice que deux fois, pour revoir mes parents et les aider à obtenir les aides auxquelles leur âge leur donnait droit, et les deux fois j’avais à peine eu le temps de lui faire une visite. Bien sûr, nous nous téléphonions mais c’était tard le soir. Si chacun de ces appels signifiait clairement que l’un de nous au moins hésitait à prendre un Lexomil de plus, ou à déboucher une seconde bouteille de champagne, nous étions beaucoup trop pudiques pour échanger autre chose que des potins. Puis il y eut un préambule. Un soir, elle m’appelle pour me dire:

— Georges a été retrouvé mort sur la Promenade des Anglais. Ce serait un assassinat.
— Qui est Georges?
— C’est l’ami de Xavier, tu sais, celui qui était avec nous au festin du village, la première fois qu’on s’est vus.
— Vous vous fréquentiez beaucoup.
— Plus maintenant, mais Xavier continuait de le voir.
— La police l’a interrogé?
— Il était convoqué ce matin. Il me l’a dit au téléphone. Depuis, je n’ai pas de nouvelles.
Ce soir-là, rien de plus. Mais deux jours plus tard, à la même heure, elle me rappelle:
— Paul chéri, Xavier a disparu. J’ai besoin de toi.
— Tu es inquiète? Tu peux m’expliquer?
— Non, je veux que tu viennes.
— Quand?
— Demain, s’il te plaît.
— Entendu. Demain. Je prends un avion. Maintenant, essaie de dormir. Va te coucher.
— Je suis couchée. C’est vrai que tu vas venir?
— Je te promets. Sois tranquille. Je t’appellerai pour te dire l’heure de mon arrivée.

Je suis arrivé le lendemain, en milieu d’après-midi. Elle portait une robe tricotée, droite et courte, beige sur des bas presque noirs. Elle a servi le thé sur une table basse, en marbre, à laquelle nous étions habitués. Cette table était si large que, pour servir, elle devait s’agenouiller devant. Elle s’est assurée d’abord que j’étais bien servi en scones et en confiture de fraise. Puis elle a dit:
— Xavier a disparu.
— Il fait une fugue?
Je ne pouvais pas faire comme si ce type m'eût été sympathique. Je n’en étais pas capable. Elle me répond:
— Ne plaisante pas. Il a bel et bien disparu, et il n’est pas prêt de revenir.
— Qu’en sais-tu?
— Ma voiture a disparu aussi. Elle n’est plus dans mon garage. Ainsi qu’une assez grosse liasse de billets, qui se trouvait dans un tiroir de mon secrétaire.
— Xavier pouvait avoir besoin de cet argent? Ses affaires marchent mal? Ses comptes sont bloqués? 
— Xavier n’a pas de compte en banque, il ne possède rien. Hormis sa Rolex et deux ou trois bijoux.
— Je ne comprends pas. Ne m’as-tu pas dit qu’il était marchand de yachts?
— C’est lui qui me fait dire cela. Il a joué les intermédiaires dans des affaires foireuses, il y a longtemps, mais c’est tout.
— Et cet appartement où tu vis, et la voiture?
— Qu’as-tu imaginé? Tout cela m’appartient. Mon grand-père était propriétaire, à Naples, d’un palais où je passais mes vacances et où il m’arrivait de me perdre lorsque j’étais petite. Mon père a dilapidé une partie de la fortune, mais mon grand-père a sauvé ce qu’il a pu. J’en ai hérité et je gère assez bien.
— Cette liasse de billets…
— Souvent, dans le commerce de l'art et des antiquités, les paiements s'effectuent en espèces. Xavier avait les clés. Il est venu hier matin, en mon absence. Depuis, j’ai fait changer les serrures. Il peut garder tout l’argent qu’il m’as pris, la Rolex et les bijoux. Je m’en moque. Mais je voudrais ma voiture.
Les longs doigts de ses deux mains enveloppaient la tasse de porcelaine élevée devant sa bouche. Elle me regardait de ses yeux gris. Jupe beige, bas noirs, yeux gris, et bien sûr rouge à lèvres rouge. Elle ne battait pas des cils. Son regard était droit comme celui d’un joueur de poker. C’était à moi de parler. Je relance ou je me couche. Je me suis éclairci la gorge. J’ai dit:
— À moins qu’il ne l’ait déjà vendue.
— C’est bien ce que je crains. Si l’on veut tenter quelque chose, il faut le faire très vite.
Elle avait reposé la tasse, d’un geste lent, précis. Ses yeux ne quittaient pas mes yeux. Interdit de louvoyer. Ce serait oui ou non. Je croyais voir Lauren Bacall dans Le Grand Sommeil. L’occasion de me transformer en Philip Marlowe incarné par Bogart. J’ai évité de passer mon pouce sur ma lèvre inférieure. J’ai dit:
— Ton téléphone est toujours dans ta chambre?
— Toujours. Prends ton temps. Installe-toi sur le lit.
Plus tard, lorsque j’ai raccroché le téléphone, je l’ai rejointe à la cuisine. Elle avait ouvert une bouteille de Bordeaux et nous avons mangé des pâtes.
J’étais passé de la philosophie à la critique musicale. Édouard était passé de la philosophie aux Renseignements Généraux. C’est lui que j’ai appelé, depuis la chambre d’Alice. Je lui ai raconté ce que je savais de l’histoire.
— J’imagine que je ne peux pas te demander d’enquêter sur le personnage en question, mais peut-être peux-tu te renseigner sur la voiture. Une Lancia Flavia, coupé Pinifarina de 1962, où qu’elle se trouve, ne passe pas inaperçue.
— Tu dis qu’il va chercher à la vendre?
— À la fourguer. Il est à sec. Mais il n’en est pas propriétaire. La Carte grise n’est pas à son nom. Il en tirera au mieux le tiers de son prix. En cash.
— Et pourquoi peut-il avoir tellement besoin de cet argent?
— Parce que c’est un fainéant. Pour rembourser une dette de jeu. Tu paies ou on te coupe la première phalange d’un doigt. C’est un avertissement. On revient dans trois jours. Comme dans les films.
— Il l’a déjà vendue, ou bien il cherche un acheteur.
— Il fait savoir qu’il veut la vendre, dans un endroit qu’il connaît, où il sait rencontrer des gens riches, pas forcément scrupuleux.
— Où il pense qu’il y aura assez de monde, assez de plages, assez de lumières, de drogues et de musiques pour échapper à l’attention de la police.
— Pour se perdre dans la foule.
— Je vais voir ce que je peux faire.
Le lendemain matin, le téléphone a sonné chez moi. Édouard appelait d’une cabine. Il a dit:
— Un coup de chance. La Lancia que tu cherches est à Ibiza. Le type aussi, apparemment. Il a été arrêté hier soir pour conduite en état d’ivresse. Il a passé la nuit au poste. Il vient d’en sortir.
— Merci, Édouard. Tu me rends un grand service. Le reste est mon affaire.
— J’imagine que tu comptes te rendre là-bas.
— Je compte.
— Ce n’est pas un endroit paisible ni très bien fréquenté. Peux-tu te souvenir d’un nom et d’un numéro de téléphone? Non, tu n’as pas le droit de les écrire. À utiliser uniquement en cas d’urgence absolue. Sinon, ce sera lui qui te contactera.


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