Les fleurs sont livréees le matin, 3

Durant les quatre premières années de notre relation, nous nous sommes beaucoup vus, et cette période a été celle aussi de ma conversion à la critique musicale.
Je commençais à peine à m’intéresser à la musique classique mais je le faisais avec une sorte de frénésie, pour rattraper mon retard, et Alice, qui était plutôt ignorante dans ce domaine, se montrait ravie de partager mes découvertes. Nous avons vite pris l’habitude d’aller ensemble au concert et à l’opéra. Ensuite je la raccompagnais chez elle, où une bouteille de champagne nous attendait au frais, une assiette de saumon avec de la crème fraîche pour les blinis, et des cornichons.
Elle habitait un grand appartement près des arènes de Cimiez, surchargé de meubles et de tableaux. Ses robes pendaient partout sur des cintres, et d’autres vêtements étaient jetés sur des fauteuils. Tous ravissants. Nos goûts se rencontraient, nous nous entendions comme larrons en foire. Elle était toujours gaie, fine, amusante. D’abord nous nous sommes contentés des opéras de Nice et de Monaco, mais le premier hiver n’était pas fini que nous avions ajouté aux noms de ces deux villes ceux de Marseille, Gênes et Milan.
Alice possédait une Aston Martin d’un modèle déjà ancien, une voiture de collection, et elle aimait la conduire mais elle aimait plus encore qu’un homme la conduisît pour l'emmener n’importe où, là où ils décidaient d’aller ensemble, au tout dernier moment, aussi bien la nuit que le jour; et c’est moi qui fut son principal chauffeur durant ces années-là, et je le suis resté aujourd’hui encore.

Nous combinions notre goût de la voiture et celui de la musique. Nous écoutions principalement de la musique classique. Je ne manquais pas de pimenter d’un peu de pop nos programmes d’auditions, mais je savais que c’était là la musique qu’elle écoutait avec ses autres amis et avec son amant attitré, Xavier, l’un des deux hommes qui l’avaient accompagnée au festin du village, dont elle m'apprit qu’il était marchand de yachts et qu’il ne s’intéressait à rien de ce qui touchait à l’art.
Cette idée me déplaisait. Elle me rendait jaloux. Pourquoi gardait-elle cet amant? Pourquoi s’embarrassait-elle de lui? N’étais-je point là? Quelque chose m’empêchait de poser la question. Mais tout ce qu'elle me disait le concernant me paraissait vulgaire. Une manière de playboy vieillissant avec un peu de ventre et de l'or sur les doigts. Il m’arrivait même de me demander s’ils couchaient ensemble. Je ne pouvais pas le croire. Les deux photos qu’elle avait de lui, l'une sur sa table de nuit, l'autre sur son secrétaire, n’en donnaient pas la preuve. Et puis, je m'efforçais d'écarter ces pensées qui me faisaient souffrir. J’étais si jeune alors, à quoi pouvais-je prétendre? Que pouvais-je espérer de mieux que ces moments d’intimité qu’elle m’accordait, et à la suite desquels je repartais seul, à pied, dans la nuit, aussi heureux qu’on puisse l’être?

J’ai commencé à publier, quand j'étais étudiant, quantité de recensions de disques et de concerts dans des magazines spécialisés. Des notules de moins de deux cents mots, sur lesquelles je passais beaucoup de temps et qui m’étaient très peu payées. Mais c’était à dessein. J’avais mon plan. J’avais imaginé de produire, le moment venu, un article copieux qui me ferait connaître. J'en savais le sujet. Hors les instants de bonheur que je passais avec Alice, je travaillais à fabriquer ma bombe. J’avais décidé que je ne serais pas professeur de philosophie dans un lycée de province, parce que je n’avais pas un goût si austère, ni que je serais jamais professeur de philosophie dans un grand lycée parisien, parce que je n’en avais pas le talent. Il me fallait mettre à profit les maigres atouts que j’avais dans ma manche. Ils consistaient, pour l’essentiel, dans ma connaissance de quelques textes importants de Jacques Derrida, ceux de la première période. Mon idée était simple et combien audacieuse: parler, dans la langue de la déconstruction, c’est-à-dire celle de Jacques Derrida, de l’interprétation que Glenn Gould avait donnée des Variations Goldberg. J'expliquerai comment Glenn Gould, dans la prestation inouïe qu’il consacrait au disque et non pas au concert, arrachait Bach à l’histoire de la musique et à l'histoire tout court. Tandis que ceux qu’on appelait alors les baroqueux (c’est-à-dire essentiellement les émules de Gustav Leonhardt et de Nikolaus Harnoncourt) s’efforçaient de rétablir le cantor de Leipzig dans l’histoire, en utilisant des instruments d’époque, Glenn Gould de son côté mettait en scène un Bach (et vous voyez comme alors on peut se passer du prénom?) qui se puisse entendre en dehors de tout cadre référentiel d’un siècle et d’un lieu.
La grammaire du latin n’est pas différente pour un latiniste d’aujourd’hui de ce qu’elle était pour Lucrèce ou Properce, ce qui montre à quel point il est stupide de parler dans ce cas d’une langue morte. Ce sont les locuteurs qui meurent, pas les langues qu’ils ont parlées. Jamais la langue de Bach ne paraît si vivante que sous les doigts de Glenn Gould, dans la mesure où celui-ci, faisant abstraction des perruques poudrées et des clavecins poussiéreux, s’en tient au vif de sa grammaire. Ou, pour mieux dire, son écriture. Glenn Gould ne nous enseigne rien, il ne surcharge Bach d’aucun savoir historique, il met en évidence une grammaire à l’œuvre dans le texte de Bach qui se détache (et le détache) de son époque. Si on faisait entendre à des martiens les Variations Goldberg enregistrées par Glenn Gould, ils les entendraient et ils les comprendraient aussi bien que nous.
Bon, voilà en quelques mots en quoi consistait mon propos. J’avoue qu’en y revenant aujourd’hui, je ne le trouve pas aussi clair que je pensais alors; mais à l’époque, je vous assure que mes phrases sonnaient bien. J’ai travaillé et retravaillé les dix pages de cet article pendant deux années, avec l’aide d’Alice qui me servait de contradicteur, de sparring partner, et aussitôt que celui-ci a été publié, il a été remarqué, et moins d’un mois plus tard je faisais coup double. D’une part, je signais comme conseiller artistique à la direction d’un important label parisien; de l’autre, on me proposait quelques heures d’enseignement au Conservatoire national de musique de Lyon, en classe d’esthétique.

Nous avons été heureux et fiers, Alice et moi, de ce succès. Nous avons emporté une bouteille de champagne et deux verres à pied dans la voiture à bord de laquelle nous nous sommes promenés sur les petites routes de la Riviera italienne, entre Vintimille et San Remo. Mais nous savions aussi que désormais j’habiterais loin d’elle. 

> Chap. 4

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