Les amants de Nice-Nord, 3

J’ai rêvé que Grégoire Sperius jouait du saxophone sur la terrasse de la Villa Cameline. C’était un soir de vernissage. J’étais venu en compagnie de nos amis Ferdinand et Lou. J’étais vieux et veuf comme je le suis aujourd’hui. Pourtant, par instants, je croyais apercevoir Marguerite au milieu des autres. Elle était jeune alors, et je n’en étais pas surpris, mais elle était toujours trop éloignée de moi pour que je puisse l’atteindre. Cela ne m’inquiétait pas, elle paraissait heureuse. Je la voyais parler avec des personnes que je ne connaissais pas, et je me disais que je la rejoindrais plus tard et que nous rentrerions ensemble.
Je me voyais déjà rentrer avec elle dans la ville déserte. Nous marchions sous des platanes, en compagnie de Ferdinand et Lou, comme nous l’avions si souvent fait tout au long de notre vie. Nous étions seuls tous les quatre à traverser des squares dont les grilles étaient ouvertes, à découvrir dans la nuit des perspectives inédites, bizarrement éclairées par des réverbères et qui évoquaient pour nous le Londres de Conan Doyle et de Mary Poppins. Puis de nouveau j'étais seul dans la fête.
Grégoire Sperius jouait du saxophone, et je me disais que son jeu s’était beaucoup perfectionné au cours des dernières années. Qu’il ne s’agissait plus de musique de bal, mais d’un jazz authentique et toujours inventif.
Yvonne était venue, entourée de sa brigade habituelle de belles personnes. Yvonne était une amie de Marguerite, je pensais la connaître, mais soudain, en la voyant, je comprenais qu’elle n’était autre que Solange, l’amoureuse de Grégoire, dont Roselyne m’avait raconté l’histoire dans sa boutique de la rue Vernier, en cousant une nouvelle fermeture Éclair à mon K-Way.
Je me demandais combien de temps la séparait encore du moment où elle devrait suivre son mari en Uruguay. En avait-elle l’idée? Pouvait-elle l’imaginer? Rien n’était sûr. Seulement que Grégoire Sperius jouait, ce soir-là, du saxophone à la Villa Cameline, et que son style rappelait celui de Wayne Shorter.
De nouveau, Marguerite m’apparaissait de loin, et, à plusieurs reprises, je la voyais bavarder et rire avec le même garçon, mais chaque fois ce détail me sortait de l’esprit, je n’en tenais pas compte, refusant de m’inquiéter, de me demander si, au moment de partir en compagnie de Ferdinand et Lou, je saurais la retrouver parmi cette foule de visages qui nous entouraient, qui paraissaient proches et silencieux comme si nous les regardions à la loupe; si elle serait bien avec nous, ou si je devrais me laisser convaincre de m’en aller sans elle, dans les rues vides et obscures, comme il m’était arrivé si souvent de le faire dans la première époque de notre relation, quand le père de Marguerite refusait d'entendre parler de moi pour fiancé de sa fille, quand elle-même hésitait, tergiversait sous tous les prétextes possibles, à me rendre fou.
Chaque fois mon attention était de nouveau requise par la vue de notre ami Victor qui se tenait à l’intérieur de la Villa, et que j’apercevais à travers les fenêtres largement ouvertes (nous étions en mai, peut-être en juin, mais à d’autres moments il faisait froid), occupé à répondre aux questions d’inconnus qui s’intéressaient à sa peinture, dont certains peut-être étaient disposés à acheter une pièce et qui s’enquéraient de son prix. Mais surtout je savais qu’il était avide de parler de New York avec toutes les personnes qui connaissaient cette ville et qui l’aimaient aussi, avec lesquelles il pouvait évoquer tel coin de rue où une laverie, une librairie, un diner restait ouvert toute la nuit.
Les toiles immenses de Victor étaient derrière lui, il leur tournait le dos, et sa silhouette, très floue et mouvante, mince et élégante, flexible comme celle de James Joyce, se superposait à ces toiles comme si elle devait y laisser son empreinte. Comme si lui-même en faisait partie.
Victor, vu de loin, dans la clarté qui remplissait la villa et qui éclaboussait la nuit comme un jaune d’œuf qui crève, dans le brouhaha des voix et les stridences de la musique de Grégoire Sperius, devenait le fantôme de sa propre peinture. Tout se passait comme si celle-ci lui avait offert un cadre, un élément où évoluer mieux conforme à son être, où les traits de son visage s’effaçaient, où il ne resterait de lui qu’une ombre pourtant reconnaissable, réduite à presque rien.
Puis, Éléonore venait vers moi. Les deux mains tendues, elle prenait les miennes et elle me disait:
— Paul, êtes-vous content de cette fête?  

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