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Les amants de Nice-Nord

Quand Grégoire est apparu, personne ne savait au juste d’où il venait. Il était le nouvel horloger de la rue des Roses. Dans un quartier comme le nôtre, tout se sait. La boutique était restée longtemps fermée, et la beauté du personnage en blouse grise qui se profilait à présent derrière la vitrine, ou qui venait fumer sa cigarette devant sa porte, avait attiré l’attention de plusieurs d’entre nous.
Des yeux bleus dans un visage mat, des cheveux noirs coiffés en arrière, longs sur la nuque, la taille haute et souple, une fine moustache, un sourire désarmant. Puis, un soir, il s’en trouva une pour le reconnaître sur l’estrade d’un bal. Il jouait du saxophone. Elle a dit: “Mais c’est notre bel horloger!”, et les autres avec elle se sont haussées sur la pointe des pieds pour mieux l’apercevoir.
Dans ces années-là, des bals étaient nombreux à se tenir, le soir, sur les places des quartiers nord, et nous n’en manquions aucun.
J’étais amie avec une jeune femme que j’appellerai Solange. Son mari et le mien travaillaient ensemble. Serge, le mari de Solange, était promoteur immobilier, et Antoine, mon mari, l’accompagnait partout. Nous nous étions connues un soir que Serge avait organisé une réception dans leur villa de l’avenue Chateaubriand. Solange était la mère d’une fillette de deux ans. Elle employait une nurse, du personnel de maison, et il était facile de voir qu’elle s’ennuyait à attendre son mari qui n'était jamais là, ou à recevoir ses clients et ses collaborateurs, ce qui n’était guère plus amusant.
Pour Antoine, c’était une chance d’avoir rencontré Serge et de travailler avec lui. Serge avait une force et une assurances qui parfois me faisaient peur. Il souriait mais d’un sourire sauvage, on aurait dit un loup, et il gagnait beaucoup d’argent.
En plus de la villa de l’avenue Chateaubriand, le couple possédait un chalet à Auron, de taille imposante, où Serge réunissait des personnages toujours un peu mystérieux avec lesquels il était en affaires. Beaucoup venaient d’Italie. Leurs femmes, leurs enfants et leurs voitures étaient voyants.
Nous-mêmes, depuis qu’Antoine travaillait avec lui, jouissions d’une aisance inespérée. Nous habitions un bel appartement avec portes vitrées, parquets aux sols, moulures aux plafonds, baignoires à l’ancienne et loggias fleuries, dans ce bâtiment de la rue Paul Bounin que vous connaissez sans doute, grand et luxueux comme un paquebot de croisière.
À la suite de Solange, je fus admise dans un petit groupe de femmes dont j’adoptai les habitudes. La plus notoire consistait à se baigner à la mer chaque jour de l’année. Du moins, prétendions-nous le faire.
Nous retrouvions à Castel Plage des hommes et des femmes souvent plus âgés que nous et plus assidus aussi. Des fadas, comme on les appelait ici depuis la Belle époque. Il y avait parmi eux des anglaises, héritières directes de la haute tradition touristique, qui fréquentaient les cours de yoga, se protégeaient du soleil, lisaient Virginia Woolf et Alexandra David-Néel et qui s'arrêtaient ensuite, en remontant vers le studio qu’elles avaient loué, pour acheter sur le Cours Saleya des tomates et des figues, un fromage de chèvre et de l’huile d’olive.
Nous retrouvions aussi à ces rendez-vous des techniciens de l’opéra, un couple de maîtres d’école végétariens, disciples de Georges Gurdjieff, des commerçantes du marché qui, pour une heure ou deux, laissaient leurs maris se débrouiller derrière les étals, ainsi qu’un vieil ouvrier en vareuse qui venait à bicyclette.
Il laissait celle-ci au sommet des escaliers et descendait nous rejoindre. Il disait bonjour à chacun, dévêtait un corps maigre et bronzé, à la peau parcheminée, écailleuse comme celle d’un lézard, puis il s’en allait jusqu’au rivage, se déplaçant avec peine à cause des galets qui le faisaient souffrir, tanguer sur ses longues jambes tordues, sur ses pieds fragiles, pour enfin, quand il s’était glissé dans l’eau, nager si bien et si loin qu’on craignait de ne plus le revoir.
Castel Plage était notre lieu de ralliement. Nous nous y retrouvions le matin. Nous y déjeunions souvent d’œufs durs et de blancs de poulet. Qui donc avait pensé à apporter une capsule de sel? Et il arrivait que des garçons qui connaissaient nos maris, que nous avions rencontrés chez Serge, avec qui nous avions dansé au bal, nous y rejoignent.
Solange était petite et ravissante. Elle racontait qu’elle avait été danseuse classique. Que, très jeune, elle avait obtenu un premier prix du conservatoire de Nice, qui lui avait valu d’être engagée pour la saison suivante à l’opéra de Palerme. Qu’elle avait vécu deux années merveilleuses entre Palerme et Naples, auprès d’un amant italien qui faisait partie de la troupe. Celui-ci l’avait présentée à sa famille et à tous ses camarades, jusque dans son village natal. Ensemble, ils avaient pris des autobus pour découvrir la côte amalfitaine. Enfin, ils parlaient de se marier, et cela aurait pu durer toujours si deux blessures consécutives à la même cheville ne l’avaient pas contrainte à regagner la France. Dans les six mois qui suivirent, la ballerine avait dû subir plusieurs opérations, et elle perdit tout espoir de poursuivre une carrière professionnelle.
L’histoire était tellement romantique qu’elle aurait pu servir d’argument à un ballet ou à un film. On y croyait à peine. Pourtant Solange n’en démordait pas. Elle la racontait à chaque personne qu’elle rencontrait, sans que le nom de l’amant — Attilio Cocco —, les lieux ni les dates ne varient jamais, et elle y ajoutait des détails pleins de musiques, de parfums et de couleurs. Et chaque fois, on lui disait: “Mais enfin, tu devrais écrire tout ce que tu nous racontes là, le plus simplement du monde, un chapitre après l’autre, pour en faire un roman”, et Solange acquiesçait en secouant les mèches de cheveux mouillés libérés de son bonnet de bain — vous vous souvenez des photos de Sarah Moon, son visage avait quelque chose qu’on voit dans ses modèles. Elle répondait: “Oui, oui, bien sûr, vous avez raison, je vais le faire”, mais elle ne le faisait pas.
Quant à moi, loin d’encourager ce projet de roman, ce qui m’intriguait surtout, c’était de savoir comment Serge, son mari, prenait la chose. Pouvait-il ignorer qu’elle racontait cette aventure de jeunesse à qui voulait l’entendre, que le nom d’Attilio Cocco y revenait sans cesse et qu’elle l’évoquait comme celui de l’amant idéal? Car le même Attilio devait aujourd’hui poursuivre sa carrière sur les mêmes scènes, et si j’avais été Solange, j’aurais craint que Serge ne le fasse abattre par quelque tueur juché à moto, une nuit où, sorti de l’opéra, celui-ci se serait trouvé à retourner chez lui, ou peut-être à l’hôtel, au guidon de sa Vespa.
Mais non, Solange ne semblait pas craindre Serge. Et d’ailleurs, elle flirtait éhontément avec plusieurs garçons. Ceux-ci nous retrouvaient le matin à la plage et le soir au bal. Ils se relayaient.
La mode était alors aux boîtes de nuit, et Serge ne manquait pas de nous entraîner dans celles où les lumières électriques tourbillonnaient aux plafonds, où les sols étaient de verre et reflétaient les cuisses nues, où le bruit de la musique était assourdissant. Les retours à plusieurs voitures, entre Cannes et Monaco, aux petites heures de l’aube, sentaient l’alcool et le vomi. Ils promettaient la mort. Par quel miracle y avons-nous échappé? Je l’ignore. En plus de quoi, les danses qu’on y dansait étaient désordonnées, animales, tandis que Solange préférait s'adonner à celles qui s’apprennent avec application, où l’on compte ses pas, où l’on varie les postures savantes, et qui supposent une vraie complicité entre les partenaires, qui se tiennent à deux mains, qui se regardent dans les yeux, ou qui ne se regardent pas, qui s’invitent, se refusent, s’esquivent, se rattrapent, et qui, pour finir, se remercient d’un sourire ou d’un mouvement de tête, avant de se séparer dans les directions opposées de la piste, autour de laquelle tout le monde les regarde.
Plusieurs petits orchestres tournaient alors dans les villages de l’arrière-pays et se partageaient, à tour de rôle, les estrades de Nice. On connaissait leurs noms et leurs spécialités respectives. Lequel avait le meilleur accordéoniste? Lequel excellait dans le répertoire du tango et du paso doble? Lequel se souvenait du twist? Lequel aimait la valse? Lequel n’y croyait pas?
Parmi toutes ces formations, celui d’Edmond Lemerle où figurait Grégoire était le plus jazzy. Son jazz était sagement inspiré par celui du Hot Club de France dans lequel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli se donnèrent la réplique. Pour autant, il arrivait à Grégoire d’y produire des solos qui faisaient davantage songer à John Coltrane, voire à Albert Ayler. Et puis, après ces morceaux de bravoure qui enflammaient l’assistance, il y avait toujours un moment où notre saxophoniste descendait de l’estrade pour danser avec Solange. Celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Et, à les voir, il était facile de comprendre qu’ils étaient épris. Nous nous regroupions alors autour d’eux pour mieux les cacher aux yeux des importuns; pour que, pendant les trois minutes trente-cinq que durait la chanson, ils soient seuls au monde. Et, en les voyant, nous songions toutes alors: “Que Dieu les protège!”

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