Les amants de Nice-Nord, 2

L’histoire de Solange et Grégoire finissait mal. Un jour, Serge prenait l’avion de l’Uruguay en compagnie du maire de la ville pour échapper comme lui à la justice, et Solange était du voyage, elle le suivait avec leur enfant, pour preuve qu’il devait la tenir de quelque façon, et après une demi-douzaine de cartes postales sibyllines qui n'étaient pas toutes expédiées depuis Punta del Este, mais qui venaient aussi du Brésil, du Mexique et des États-Unis, des cartes qui étaient adressées à des personnes chaque fois différentes, toujours d’anciennes amies mais dont chacune se demandait à son tour pourquoi elle, après si longtemps, on perdait sa trace. Grégoire en savait-il davantage? Ce n’était pas impossible, mais il n’en parla jamais à personne, et il ne sembla pas s’en remettre non plus. Il n'était plus le même.
Je tenais ce récit d’une mercière de la rue Vernier chez laquelle j'étais entré un soir de février parce que la fermeture à glissière de mon blouson s'était grippée. J’étais descendu à pied pour demander un conseil chez Bonsaï Center, sur le boulevard Gambetta, et j’avais encore un assez long chemin à parcourir pour rentrer chez moi par l’avenue Bellevue, qui est une rue sans commerce, qui s’élève et redescend en formant une large courbe, entre des maisons basses, précédées de jardins, comme si elle voulait se rapprocher du ciel, puis qu’elle y renonçait. C'était en pleine période de confinement sanitaire et l’heure du couvre-feu approchait. La dame qui m’avait accueilli m’avait d’abord répondu qu’elle n'était pas couturière, mais ensuite, comme j'allais repartir, elle m’avait aidé à retirer mon blouson et elle m’avait fait asseoir sur un tabouret, au milieu des pelotes de laine et des bas enfilés sur des jambes de mannequins.
— Vous êtes du quartier? me dit-elle. Je ne vous ai jamais vu.
Je lui répondis que je venais de m’installer rue des Boers, et tout de suite elle me demanda si je connaissais la boutique de l’horloger de la rue des Roses, qui était tout près. Je lui répondis que oui, encore que je n’y fusse jamais entré, et j’ajoutais que le soir, du bout de la rue, on voyait sa vitrine éclairée et on entendait du jazz.
Je crois que c’est ce dernier mot qui déclencha le récit. Elle était en train de découdre ma fermeture Éclair en usant de la pointe de ses ciseaux. Elle portait une blouse d’un bleu très clair. Elle était assise en face de moi, menue comme un oiseau. Elle baissait son front sur l’ouvrage. Dehors, maintenant, il faisait nuit.
Je ne sais pas dire pourquoi cette histoire, telle qu’elle me fut alors racontée, dans le lieu où elle me fut racontée, par la personne qui me la raconta — une vieille mercière qui n'était pas plus vieille que moi et, ma foi, fort jolie — revêtit pour moi une telle importance. C'était comme si on m’avait révélé un secret, une "clé des mystères" et qu’en l’entendant je devenais un authentique habitant de Nice-Nord, dont je découvrais du même coup qu’il n'était pas seulement un quartier de la ville réelle, que tout le monde connaissait, mais aussi un lieu spirituel, haut en magie, comme la forêt de Brocéliande.

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