La vie d'artiste, 4

La Parade de cirque date de 1888. En 1891, le peintre ajoutera à son catalogue Le Cirque, un tableau plus grand, plus lumineux, célèbre pour l’amazone dressée sur son cheval blanc lancé au galop, et qui paraît voler. Il est alors âgé de trente-sept ans, c’est l’année de sa mort. En 1917, est créé au Théâtre du Châtelet, à Paris, le ballet en un acte intitulé Parade. Il est inspiré par l’œuvre de Seurat et a été imaginé par Jean Cocteau pour être dansé par les Ballets russes que dirige Serge de Diaghilev. Cocteau commande la musique à Éric Satie, la scénographie (décors, costumes et rideau scène) sera de Pablo Picasso, quant à la chorégraphie, elle est conçue par Leonide Massine, chorégraphe attitré des Ballets russes. Un siècle plus tard, un jeune directeur de compagnie choisit de rendre hommage aux Ballets russes, dont il déclare qu’ils ont été la première compagnie de l’histoire de la danse contemporaine. Il reprend donc Parade dont il garde la musique de Satie et la chorégraphie originale. Il s’appelle Adrien Bartel, il est flamand. Il a connu les jumelles aux Performing Arts Research and Training Studios de Bruxelles, dirigés par Anne Teresa De Keersmaeker, auprès de qui les jeunes femmes ont suivi une partie de leur formation. Il s’est souvenu d’elles. Il leur confie, à l’une le rôle du Manager français, à l’autre celui de la Petite Fille américaine. Cette reprise remporte un vif succès. Le spectacle sera donné dix-huit fois, en Europe, en Corée du Sud, en Russie et au Japon. Désormais, leur carrière est lancée. 

Parade les occupe deux années, à la suite desquelles elles sont engagées, toujours ensemble, par l’Austrian Ballet de Melbourne. Et quatre années s’écouleront alors, sans qu'au parle beaucoup d'elles, avant que le mal du pays les fasse revenir en France. Mais voilà qu’à Nice, une surprise les attend. Leur père n’est pas là pour les accueillir à l’aéroport. Il est remplacé par un homme qui se déclare concierge de la résidence de Gairaut. Il est chargé de leur remettre les clés de leur appartement. En route sur la Promenade des Anglais, il leur explique que leur père est absent pour quelques jours, qu’elles n’ont pas à s’inquiéter, que tout va bien, qu’il les appellera sans faute ce soir pour leur dire où il est et pour quelle raison. 

Les jeunes femmes n’en demandent pas davantage. Passé la porte, elles trouvent l’appartement comme elles l’avaient laissé, toujours aussi bien tenu. Elles prennent une douche, défont leurs valises, appellent des amies — celles du conservatoire, car, à partir de ce moment, le contact est rétabli, on suivra d’heure en heure la nouvelle aventure. Elles descendent même à pied jusqu’au supermarché le plus proche, où elles avaient leurs habitudes, pour acheter du vin, du camembert, des croquettes de poisson et des brocolis surgelés, des glaces et même des guimauves. Elles dînent, la fenêtre grande ouverte sur le balcon. Elles mettent de la musique. Elles sèchent la bouteille de vin. Et vers vingt-et-une heure enfin, leur père les appelle. Et c’est alors qu’il leur raconte.

Il y avait sept ans maintenant que leur mère avait repris contact avec lui. Elle lui avait écrit. Oui, c’était bien avant qu’elles partent pour l’Australie, et bien avant Parade. Il n’avait pas voulu leur en parler. Il avait voulu les protéger de l’inconstance de cette femme. Lui-même, d’abord, n’avait pas su quoi penser, il se montrait prudent, limitait ses réponses à quelques lignes, tandis que la fugitive lui écrivait des pages entières. Ce qu’elle lui écrivait? Peu importe. Elles n’avaient pas besoin de le savoir. Ce n’était pas leur affaire. Le fait est qu’avec le temps, ils s’étaient beaucoup rapprochés. Oui, ils s’étaient revus. Il n’avait pas voulu la recevoir ici, mais ils s’étaient revus ailleurs. Plusieurs fois. Et, à présent, ils avaient décidé de reprendre la vie commune. De se donner une nouvelle chance. Non, pas à Nice. À Nice, c’eût été impossible. Puis, pour diverses raisons, ils avaient fini par choisir Sète, dans l'Hérault. Un petit port de pêche, un endroit tranquille. Ils avaient acheté un restaurant sur les quais. Ils avaient décidé de tout reprendre à zéro, dans un nouveau métier. Pour l’heure, le restaurant était en travaux, mais aussitôt que ces travaux seraient terminés, que tout serait en place, ils seraient ravis de les recevoir.

Après cela, les jumelles sont allées à Sète et elles sont revenues à Nice. Plusieurs fois. Il fallait bien qu’elles s’habituent. Elles résistaient. Elles ont dansé à Londres et Dublin sur une chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui. Elles ont dansé à Lyon (les Nuits de Fourvière) sur une chorégraphie de Philippe Decouflé. Il y a eu un Noël où ils se sont retrouvés tous les quatre au restaurant. Le restaurant était fermé. Ils ont mangé des huîtres et bu du vin blanc. À minuit, à l’heure de la messe, ils étaient un peu ivres, et ils ont marché sur les quais en se tenant par le bras et en chantant la chanson des sœurs jumelles dans Les Demoiselles de Rochefort. Aujourd’hui, elles ont ouvert un cours de danse à Sète. Quand Clémence est au restaurant, occupée à aider ses parents, Aglaé est au cours de danse. Et quand Aglaé est au restaurant, c’est Clémence qui anime le cours de danse. Toute l'année, elles préparent le spectacle de fin d’année. Elles sont heureuses.

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