La vie d'artiste, 3

Quand je repense à la répétition d’orchestre qui, dans mon enfance, m’a marqué d’un charme si profond, je suis frappé par le contraste entre la position de recul dans laquelle je me tiens, caché derrière les autres, et le thème un peu lointain des attractions de foire. Comme devait me le confirmer le tableau de Seurat découvert quelques années plus tard, la rêverie m’ouvrait à l’univers des saltimbanques, qui est celui du spectacle dans ce qu’il a de plus élémentaire et peut-être de plus vrai. Je lisais Apollinaire. Je découvrais aussi l’œuvre de Picasso à travers des cartes postales en couleur et d’autres reproductions qui illustraient prioritairement les périodes bleue et rose. On sait qu’à partir du moment où ils se rencontrent, à Montmartre, et jusqu’à la mort du poète en 1918 (et même au-delà), les deux hommes sont très liés. Or, le thème des saltimbanques court de l’un à l’autre, du peintre vers le poète, avec une figure très précise qui se retrouve chez les deux: celle de l’Acrobate à la boule que Picasso peint en 1905, qu’Apollinaire ne peut pas ignorer et qu'il fait réapparaître dans un poème des Calligrammes.

Le poème s’intitule Un fantôme des nuées. Il évoque le spectacle donné dans la rue par un petit groupe de saltimbanques, une veille de Quatorze juillet. Les badauds sont nombreux, qui les entourent. Il est question d’abord de poids qu’on soulève, puis d’un vieil homme qui joue de l’orgue de Barbarie pour accompagner sa chanson. Puis, on ne sait pas trop (l’un “avait l’air d’un voyou”). Les saltimbanques attendent qu’on jette des sous sur leur tapis. Enfin, “quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien / On se décida à commencer la séance”. Et c’est seulement alors qu’a lieu l’apparition. Le poème dit:  

De dessous l'orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire
Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles
Il poussait des cris brefs
Et saluait en écartant gentiment les avant-bras
Mains ouvertes
Une jambe en arrière prête à la génuflexion
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux

Et quand il marcha sur une boule
Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n'y fut insensible
Un petit esprit sans aucune humanité
Pensa chacun
Et cette musique des formes
Détruisit celle de l'orgue mécanique
Que moulait l'homme au visage couvert d'ancêtres

Que faut-il comprendre? La leçon est simple. Elle tient en quelques mots. Que, lorsqu’on est un enfant (fille ou garçon, le poème ne le précise pas), qu’on n'a rien appris (ou presque) que ce que peut son corps, et que la famille entière a besoin de quelques sous pour manger, on peut encore se montrer, soi. S’exhiber en silence (ou presque). Se donner en spectacle en se tenant en équilibre sur une boule instable comme le monde qui roule sous nos pieds. Faire aux yeux de tous l’offrande de son propre corps presque nu. L’offrande de soi(e). Pour ma part, j’étais bien loin d’un tel courage. D’une telle vertu. J’étais muni d’un violon, j’avais appris à jouer du violon, j’avais découvert dans quelques partitions les œuvres des plus grands maîtres, et je me cachais derrière les autres comme je savais que je resterais caché le reste de ma vie. Mais le petit saltimbanque à la boule devait rester pour moi un emblème. Celui de la vie d’artiste, que les jumelles ont défendu et illustré à leur manière. 

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