7 - Les yeux grands ouverts

(5 avril 2020)

LUI - Ce sont des trouées dans la nuit.
ELLE - Dans la nuit, une tache de lumière à l’intérieur de laquelle se lit une image.
LUI - Très lumineuse. Floue, comme sur le point de s’effacer. Où se lit une scène de plage, avec des rochers en haut desquels des jeunes gens se hissent pour ensuite sauter.
ELLE - L’eau dans laquelle ils sautent est bleue et blanche comme ce n’est pas possible.
LUI - La plage est très peuplée, c’est un dimanche, des familles entières sont installées sur le sable, et ceux qui sont debout se tournent vers le rocher du haut duquel un garçon va sauter, plus rarement une fille. Les autres l’encouragent.
LUI - Il y a ceux qui s’éloignent sur une pirogue, et qui font des signes de la main aux autres là-bas qui vont sauter. Ils les hèlent parfois, les mains en porte-voix.
ELLE - Puis on passe à une autre scène où on pénètre dans un verger. L’herbe est verte et haute, où des pommes rouges sont tombées. Certaines déjà ont été ramassées et mises dans un panier d’osier. Et le panier est resté dans l’herbe, abandonné parmi l’éparpillement des autres pommes rouges, sous les branches tordues des arbres.
LUI - Au fond on aperçoit la façade d’une maison, et l’on se dit qu’il va pleuvoir.
LE TÉMOIN - Ces images sont-elles des souvenirs? LUI - Sans doute, mais de lieux et de choses à peine entrevues, qui ne nous ont jamais appartenu, qui ne faisaient pas partie de nos propres vies.
ELLE - Nous descendions une route de montagne, sinueuse sous les grands arbres, et quelques virages avant de déboucher dans la vallée, nous arrêtions la voiture au bord de la route pour regarder une maison, toujours la même, une année après l’autre, qui était haute et fermée. LE TÉMOIN - C’est une noce. Le repas a eu lieu dans le jardin, devant la maison précédée d’un perron qui domine le jardin. Et, en contrebas, gronde une rivière.
ELLE - Puis la pluie s’est mise à tomber, et la noce s’est transportée à l’intérieur de la maison.
LE TÉMOIN - On a dû faire très vite. Tout le monde s’est retrouvé dans la salle à manger, où l’on a servi les desserts, puis les plus jeunes se sont levés et ont voulu danser.
LUI - Ils sautaient, criaient et riaient ensemble, en se tenant les mains, sur un seul rang, au son de la musique. Les talons claquaient sur le sol et les meubles tremblaient.
LE TÉMOIN - Puis quelqu’un a annoncé que la pluie avait cessé.
LUI - Alors on est sorti sur le perron et la mariée a dit, Si on allait se baigner.
ELLE - Ou elle a dit, Je veux me baigner dans la rivière, qui vient avec moi?
LE TÉMOIN - Les garçons ont compris qu'elle ne s'adressait pas à eux, mais six ou sept jeunes femmes se sont tout de suite élancées avec elle. Sur le bord de la rivière, elles se sont dévêtues en ne gardant que leur dernière chemise, et elles sont entrées dans l'eau.
LUI - Un seul garçon les a suivies. C'était l'accordéoniste. Il s'est installé sur un petit rocher au bord de la rivière et il s'est remis à jouer de son accordéon en les regardant nager. Presque nues qu’elles étaient. Plus que nues qu’elles étaient dans leur dernière chemise qui flottait. Sa musique n'était plus la même que tout à l'heure, pour le bal. Cette fois elle était lointaine et nostalgique.
LE TÉMOIN - D'où il était, il ne manquait pas de les regarder. Pourquoi celui-ci s'autorisait-il à scruter de si près leurs mouvements dans l'eau, dans la transparence de leurs chemises blanches, nul n'aurait su le dire. Mais il est de fait qu'aucune fille ni aucun garçon n'a songé à le lui reprocher.
ELLE - Les fines nageuses, en nageant, lui souriaient. Elles aimaient sa musique.
LUI - Il était penché sur l'eau, le regard grave, et il jouait sa musique, le corps ramassé sur son accordéon, lorsque soudain il s'est dressé. Il a crié, Au secours, au secours, la mariée se noie.
ELLE - Le cri de l'accordéoniste a éclaté dans le ciel gris, et le jeune marié l'a tout de suite entendu et il a tout de suite compris.
LUI - Il a crié son prénom.
LE TÉMOIN - Il était sur le perron, en train de fumer un cigare et de boire de l'alcool avec les autres garçons, et aussitôt il a tout lâché, il a couru à travers le jardin en se débarrassant des bretelles de son pantalon. Il a retiré ses bottes, retiré son pantalon et il plonge. Une fois, deux fois, trois fois, il a disparu sous l'eau. D'autres garçons après lui sont venus et ont plongé à leur tour. Ils étaient dix à présent, à grouiller dans l’eau comme des poissons mais rien n'y a fait.
ELLE - Le corps de la jeune femme est déjà emporté par le courant.
LUI - On a dit qu'il avait pu entrevoir son visage, une dernière fois, les yeux grands ouverts qui le regardait parmi les algues. Et que cette image, les yeux grand ouverts, est restée imprimée dans sa mémoire. Et qu’ainsi, il en garde le portrait.

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