4 - Initiation

(8-9 mars 2020)

LUI - J'avais rencontré Georges à la piscine. Nous en étions aux derniers jours des vacances d'été. C'était une piscine en plein air, voisine de notre lycée. Deux fois par semaine en périodes scolaires, un petit groupe d'élèves venaient s’y entraîner. Je ne faisais pas partie du groupe, mais je m'étais dit que peut-être je les retrouverais là, après plusieurs semaines de séparation, et il en fut ainsi.
ELLE - Une douzaine de garçons et de filles, beaux et libres comme on l'est à cet âge. Je ne vois pas leur entraîneur. Ils font des longueurs, chacun à sa guise, changeant de style, sans souci du chronomètre. Outre les clapotements de l’eau, la scène se déroule dans un grand silence. Le ciel est gris comme de la nacre. L’air sent le chlore.
LUI - Quand je suis arrivé, Georges était seul, assis dans la tribune, occupé à lire. Comme je m'approchais de lui et que mon regard devait être tourné vers le livre qu’il tenait entre ses mains, il m'en montra la couverture en me disant, 
ELLE - Vous connaissez?
LUI - Il souriait largement. Il s'agissait d'un gros volume des Mémoires d'outre-tombe en format de poche. Je lui répondis que non, et c'est ainsi que s'est nouée notre première conversation. J'ai parlé de Balzac, lui de Chateaubriand. De temps à autre nous jetions un coup d'œil aux nageurs.
ELLE - Il dit, Ce sont vos amis?
LUI - Je lui répondis que nous étions tous élèves du même lycée. Georges paraissait plus vieux que nous de deux ou trois ans, et je ne me souvenais pas de l’avoir jamais rencontré. J’étais surpris et flatté qu’il me vouvoie. Je n’en avais pas l’habitude. Sauf quand c’était un professeur du lycée qui s’adressait à nous. Il me fit savoir qu’il était étudiant à la faculté de Droit. Il connaissait un garçon dans le groupe, qui était son cousin, et celui-ci l’avait invité à l’accompagner dans ce lieu.
ELLE - Puis, comme la séance d’entraînement se termine, il se met à pleuvoir. Une pluie fine et très douce.
LE TÉMOIN - Antoine était le cousin de Georges. Vous vous étiez regardés d’un peu loin jusque alors. Mais, tandis que les autres nageurs s’engouffraient dans les vestiaires, Antoine est vers vous pour vous annoncer que le groupe se retrouverait en début d’après-midi à la plage. Si vous vouliez les rejoindre.
LUI - L’après-midi fut étrange. Il ne se passa à peu près rien, pourtant le peu qu’il advint, je m'en souviens encore. Nous étions à la plage.
ELLE - À présent il pleuvait de manière lente et régulière, si bien que sur la plage il n’y avait que vous. LE TÉMOIN - Mais, quand tu es arrivé, le groupe s’était divisé.
ELLE - Les filles étaient en maillots, posées sur les galets, devant la mer, comme des mouettes. L’une parfois se levait pour aller se baigner. Elle faisait quelques brasses, efficaces, profondes, revenait sur les galets, sans sourire, ramassait sa serviette, la jetait sur ses épaules et reprenait sa place auprès de ses camarades.
LE TÉMOIN - Les garçons ne s’étaient pas dévêtus. Ils avaient trouvé refuge dans l’espace aménagé en sous-sol de l’avenue qui surplombe la plage. Des tables de ping-pong y étaient déployées, et ils disputaient une manière de tournoi. Ils couraient, sautaient, haletaient sans échanger trois paroles.
LUI - Le matin, à la piscine, garçons et filles ne formaient qu’un seul groupe. Cette fois, ils étaient séparés. Je ne savais pas pourquoi. Je n'étais pas assez aveugle pour ne pas le remarquer. Pourtant je n’ai pas posé de question, de crainte sans doute de paraître stupide. Ou parce que je ne voulais pas savoir.
ELLE - Une fille pleurait. Il se trouve qu'une jeune fille pleurait. Elle vous tournait le dos, et ses cinq ou six camarades étaient assemblées autour d’elle comme des mouettes eussent entouré l'une de leurs congénères blessée.
LUI - Isabelle était la plus jolie fille du groupe, et la plus athlétique. De la même manière que Bernard était le plus beau garçon. Puissant, dédaigneux, silencieux, infidèle. Sans doute avais-je remarqué cette beauté de nos deux camarades. Mais je ne m’étais senti concerné, à titre personnel, par la beauté de l'une ni par celle de l'autre. Ou pas davantage. Et, avec cela, je ne m'étais pas aperçu qu’Isabelle était amoureuse de Bernard.
ELLE - Tu ne voyais rien, tu n'entendais rien. Cela, les choses de ce genre, qui intéressent tout le monde, ne t'intéressaient pas.
LUI - Il a fallu que nous quittions le groupe, Georges et moi. Que nous remontions à pied vers les quartiers nord de la ville.
ELLE - Vous preniez de l'altitude. Dans une rue déserte, tu pourrais dire laquelle, tu la revois encore. Le soleil pointait de nouveau dans l’air humide. Il t'a raconté l'histoire.
LE TÉMOIN - Il la tenait de son cousin Antoine.
LUI - Isabelle était amoureuse de Bernard depuis bien avant les vacances d'été, tout le monde le savait, elle ne le cachait pas, et elle ne comprenait pas qu'il la dédaignât au profit de beaucoup d'autres qui faisaient le siège autour de lui, attendant d'être choisies puis abandonnées, chacune à son tour. Et puis, au milieu de l'été, dans des circonstances inattendues, elle avait cru le conquérir. Et, à présent, Isabelle était enceinte. Et, bien sûr, il n'était pas question qu'elle garde l'enfant.
ELLE - Un accord avait été trouvé le jour même entre les deux familles. D'ordre strictement pécuniaire. Si bien que Bernard se sentait quitte, il avait la conscience tranquille, où il feignait d’avoir la conscience tranquille. Depuis le matin. Il s'était montré intéressé par l'entraînement de natation, puis par le tournoi de ping-pong, surtout par la compagnie des autres garçons. Tandis qu'il était convenu qu’Isabelle, dans les tout prochains jours, prendrait l'avion pour Londres ou pour la Suisse.
LUI - Et j’avais écouté cela, étonné et honteux de ne pas l’avoir compris. Car, en m’approchant au moins une fois du clapotis des vagues, j’avais remarqué qu’Isabelle pleurait, mais aussitôt je m’étais détourné de ces larmes. J’avais fait comme si je ne les voyais pas, comme si cela ne me regardait pas, et j’avais oublié.
ELLE - Georges t'avait parlé avec calme et sérieux, comme un adulte se serait adressé à un autre adulte, et tu l’avais écouté comme un enfant que ces choses-là n’auraient pas concerné, comme si tu découvrais un monde qui n’était pas le tien et auquel tu n'étais pas certain de vouloir appartenir. Le mot innocence vient à l’esprit, mais je ne crois pas que ce fût d’innocence qu’il s’agissait ici. Georges était un adulte ou devenait un adulte, tandis que toi, tu ne le serais jamais, tu refusais de l'être. L’histoire, c’est que tu n'es jamais entré dans la compagnie.
LE TÉMOIN - C’était comme s’il ne voulait pas être avec les autres. Comme s’il ne pouvait pas ou ne voulait pas leur ressembler.

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